Gustave Le Bon – Les demi-savants

J’applique le qualificatif de demi-savants aux esprits n’ayant d’autres connaissances que celle puisées dans les livres, et, qui par conséquent ne savent absolument rien des réalités de la vie. Ils sont le produit de nos universités et de nos écoles, ces lamentables « usines à dégénérescence » dont Taine, et bien d’autres ont exposé les désastreux effets. Un professeur, un érudit, un élève de nos grandes écoles, ne sont pendant de longues années, et bien souvent toujours, que des demi-savants. Un jeune Anglais, un jeune Américain qui, à dix-huit ans, a déjà parcouru le monde, abordé une profession technique et sait se suffire à lui-même, n’est pas un demi-savant et ne sera jamais un déclassé. Il peut savoir fort peu de grec, de latin ou de science théorique. Mais il a appris à ne compter que sur lui-même et à se conduire. Il possède cette discipline mentale, cette habitude de la réflexion et du jugement que la seule lecture des livres n’a jamais données.

C’est dans la cohue des demi-savants et notamment celle des licenciés et bacheliers sans emploi, des instituteur mécontents de leur sort, des épaves de concours que l’Etat n’a pu caser, des professeurs de l’Université qui trouvent leurs mérites méconnus, que se recrutent les plus dangereux disciples du socialisme et parfois même les pires anarchistes. Le dernier anarchiste exécuté à Paris était un candidat à l’école polytechnique n’ayant pu trouver aucun emploi de son inutile et superficielle science, ennemi par conséquent d’une société qui ne savait pas apprécier ses mérites, et désireux naturellement de la remplacer par un monde nouveau où les vastes capacités qu’il se supposait auraient rencontré leur application. Le demi-savant mécontent est le pire des mécontents. C’est de ce mécontentement que dérive la fréquence du socialisme chez certaines corporations d’individus, les instituteurs, par exemple, qui se croient tous des méconnus.

Source : Gustave Le Bon - Psychologie du Socialisme, chapitre IV, 4