L’Épopée de Gilgamesh – Renversement des valeurs

Un récit millénaire

L’Épopée de Gilgamesh est le plus ancien récit héroïque connu à ce jour et dont les origines remontent à plus de quatre millénaires en Mésopotamie. Avec ces premières légendes écrites en langue sumérienne sur Gilgamesh, roi de la cité d’Uruk, une tradition se forme et ces récits se transmettront au fil du temps entre Sumériens et Akkadiens avec notamment les histoires suivantes :

  • Gilgamesh et Akka : récit sur le conflit entre deux cités-États, Uruk et Kish, écho d’événements historiques.
  • Gilgamesh et Humbaba : récit de l’expédition de Gilgamesh et Enkidu dans la Forêt des Cèdres pour tuer Humbaba, son gardien.
  • Gilgamesh et le Taureau-Céleste : récit du combat entre Gilgamesh et le Taureau-Céleste envoyé par vengeance par la déesse Ishtar.
  • Gilgamesh, Enkidu et les Enfers : récit du voyage d’Enkidu, un serviteur de Gilgamesh, dans les Enfers pour retrouver des objets égarés.
  • La mort de Gilgamesh : un texte lacunaire et mal conservé, mettant en scène un Gilgamesh mourant avec des songes sur le thème de la mort.

Ces cinq épisodes seront remaniés au fil du temps et participeront à la création des premières versions de l’Épopée de Gilgamesh avec notamment une version dite standard vers -1200 avant J.C. Cette version est relativement stable dans son contenu, celui-ci étant reconstitué par des textes fragmentaires couvrant douze tablettes et dont les deux tiers nous sont parvenus.

Entre ces premiers récits sur l’antique roi et cette version standard, presque un millénaire s’écoulera. En comparaison, la découverte des tablettes de l’Épopée et le déchiffrement du cunéiforme ne se feront que trois mille ans plus tard.

Dates importantes pour situer l’Épopée de Gilgamesh

Texte et méta-texte

Un texte aussi ancien et fragmentaire nous laisserait perplexe sans une présentation liminaire. Il serait regrettable de ne pas éclaircir certaines références et ce d’autant plus que la lecture d’une œuvre aussi difficile d’accès peut nous frapper l’esprit avec un décalage entre l’opinion que l’on pouvait en avoir et le contenu réel de ce que nous lisons.

Il est également aisé pour le « méta-texte » de supplanter dans notre inconscient le texte de l’œuvre originale : notes critiques et analyses résument une action et des messages de manière subjective voir partiale, sélectionnant ce qui est digne d’être rapporté, invisibilisant d’autres éléments jugés secondaires ou sans importance.

Plusieurs aspects de l’Épopée de Gilgamesh seront donc détaillés ci-après avec :

  1. Tout d’abord, une présentation des personnages principaux : les protagonistes Gilgamesh et Enkidu, ainsi que les acteurs participant au développement du récit avec Ishtar, Humbaba et le Taureau-Céleste.
  2. Puis, une analyse de plusieurs points dans l’œuvre qui seront abordés et s’appuieront sur des faits directement évoqués mais néanmoins minimisés dans de nombreux commentaires et souvent peu connus : valeurs de la civilisation, noblesse ou faiblesse des protagonistes, sens des mots et inversions dialectiques.

Une lecture plus contextualisée de ce poème héroïque permettrait-elle de mettre en avant comme un renversement de valeurs perceptible tout au long de l’œuvre ? Est-ce que ce qui est présenté comme force physique, morale, vérité, courage, respect des dieux, amitié ou encore sagesse l’est vraiment, et dans le texte et dans le « méta-texte » ?

Et si après une lecture attentive, l’Épopée de Gilgamesh ne serait-elle pas plutôt l’Épopée d’Enkidu, l’homme sauvage présent lui aussi du début jusqu’à la fin du récit ?

Figures de l’Épopée

Gilgamesh

La Mésopotamie au IIIe millénaire avant notre ère a vu la naissance de deux phénomènes importants dans l’histoire de l’humanité : l’écriture et la ville en tant qu’organisation sociale, les deux étant intimement liés. Le rôle de l’écriture fut originellement centré sur l’économie puis l’administration avant que d’autres finalités s’ouvrent à elle avec des productions littéraires et épistolaires.

Des listes furent produites pour indiquer les souverains censés avoir régné sur le pays de Sumer comme la Liste Royale Sumérienne où le nom de Gilgamesh figure au côté des premiers souverains d’Uruk :

Dans Eana, Meh-ki-ang-gasher, fils d’Utu, fut seigneur et fut roi ; il régna 325 ans ; Mesh-ki-ang-gasher entra dans la mer et disparut. Enmerkar, fils de Mesh-ki-ang-gasher, le roi d’Uruk, celui qui fonda Uruk, fut roi ; il régna 420 ans ; le divin Lugal-banda, le pasteur régna 1200 ; le divin Dumuzi, le pécheur, sa ville était Kuara, régna 100 ans ; le divin Gilgamesh — son père était un être invisible —, seigneur de Kulaba, régna 126 ans ; Ur-Nungal, fils du divin Gilgamesh, régna 30 ans.

Extrait de la Liste Royale Sumérienne
Le prisme en argile de Weld-Blundell avec la plus complète Liste Royale Sumérienne retrouvée inscrite en cunéiforme

Dans le texte sumérien, les trois premiers noms de rois sont précédés d’un déterminatif, un signe spécial permettant d’en préciser la catégorie, ici le déterminatif pour signifier « dieu » et qui rapproche donc la figure du roi à la sphère divine, qui précise que ces rois ont un lien avec le divin — procédé graphique par la suite abandonné pour n’être repris que tardivement dans une volonté de retour aux traditions.

Ces premiers rois parmi les douze de cette première dynastie d’Uruk se présentent ainsi :

RoiNotes
Mesh-ki-ang-gasherFondateur de la première dynastie royale d’Uruk.
EnmerkarFils de Mesh-ki-ang-gasher. Décrit comme l’inventeur de l’écriture cunéiforme d’après les Légendes d’Aratta et comme le véritable fondateur de la ville d’Uruk.
Lugal-bandaAussi appelé Lugal-banda le berger. Troisième roi d’Uruk et père de Gilgamesh.
DumuziAussi appelé Dumuzi le pêcheur. Roi déifié et présent dans de nombreux mythes avec son propre cycle.
GilgameshRoi déifié et présent dans de nombreux récits dont l’Épopée. Demi-dieu décrit comme « dieu aux deux tiers, pour un tiers homme ».
Ur-NungalFils de Gilgamesh.

La réalité historique de Gilgamesh est quasi-certaine notamment grâce à son conflit contre Akka, le roi de la cité-État de Kish et dont l’existence historique est vérifiée au travers d’inscriptions sur plusieurs tablettes mentionnant également Gilgamesh. Cet événement historique forme la trame du récit Gilgamesh et Akka qui est lui, raconté de manière plus libre.

Aussi, il est aisé grâce aux autre récits sumériens connus de remarquer l’entrelacement des mythes avec l’histoire : plusieurs de ces rois sont en lien avec des dieux pour leur parenté, ce qui est souligné clairement avec ce signe déterminatif rajouté devant leur nom — le roi Lugal-banda est par exemple l’époux de Ninsun, la déesse du bétail sauvage. Plusieurs de ces rois sont également au centre de mythes rendant parfois leur identification difficile car confondus avec d’autres divinités tel que Dumuzi, à la fois roi déifié et divinité de l’abondance.

S’éloignant de la partie historique de Gilgamesh, son Épopée reprend dans sa trame plusieurs récits où le roi d’Uruk était déjà présent : d’une force surhumaine, ce demi-dieu se lie d’amitié avec Enkidu, l’homme sauvage créé par les dieux pour calmer ses excès. Ensemble, ils se lancent dans plusieurs expéditions dont l’une les amènera à tuer Humbaba, le gardien de la Forêt des Cèdres, puis le Taureau-Céleste, envoyé par la déesse Ishtar après que Gilgamesh ait rejeté son offre de devenir son épouse.

Scène sculptée montrant Gilgamesh en lutte avec des animaux

Apres la mort d’Enkidu, tué par une maladie envoyée comme punition des dieux, Gilgamesh entreprend un voyage pour découvrir le secret de la vie éternelle et rend visite au survivant du Déluge, Utanapishtim. Celui-ci échoue finalement dans son projet, accepte sa mortalité et continuera de régner sur Uruk, devenu plus sage par son expérience.

Enkidu

Enkidu, l’homme sauvage, apparaît dans quatre des premiers récits sur les cinq centrés sur Gilgamesh et devient naturellement un protagoniste dans l’Épopée. Ce n’est que dans celle-ci que ses origines sont explicitées et que plus de détails nous sont offerts : les dieux, émus des souffrances du peuple d’Uruk à cause des excès de son roi, décident de façonner Enkidu qui prendra forme à partir d’argile grâce à la déesse Aruru — Enkidu sera celui qui rivalisera face à Gilgamesh et, ce me semble, aussi bien sur le plan moral que physique.

Vivant dans la steppe parmi les bêtes sauvages et menant une vie simple, il sera remarqué par un chasseur et attirera l’attention de Gilgamesh qui souhaitera rencontrer cette force de la nature. Pour cela, quel meilleur moyen que celui d’envoyer sa courtisane Shamhat pour qu’elle le persuade par ses charmes ? Ce passage entre la steppe et la ville, entre l’état sauvage et la civilisation illustrera un des renversements de valeurs entre Enkidu et Gilgamesh.

En contrepoint de l’image d’un Gilgamesh fort et vertueux, l’Épopée recèle de passages le montrant imprudent, haï du peuple ou encore peureux et qui contrastent avec leur présence fébrile voir leur absente dans le « méta-texte ». Ces aspects, parfois cyniques, seront approfondis après la brève introduction de trois autres acteurs revenant par la suite : la déesse Ishtar ainsi que deux créatures mythologiques, le Taureau-Céleste et Humbaba.

Ishtar

Appelée « Inanna » en sumérien et « Ishtar » en akkadien, cette déesse de la fertilité, de l’amour et de la guerre devint une des figures les plus importantes du panthéon sumérien. Ses nombreux aspects et épithètes s’expliquent par le fait qu’elle syncrétisa plusieurs divinités mineures. Progressivement, elle symbolisa la fécondité et le mariage, notamment dans la poésie sumérienne où Ishtar épouse Dumuzi (alors une divinité avant d’être par la suite aussi le nom d’un roi déifié).

La déesse Ishtar d’après une illustration moderne de Lewis Spence

Vers la fin du IIIe millénaire av. J.C., elle fut plus considérée comme une déesse liée à l’amour puis à la sexualité. C’est justement sous cet aspect qu’elle apparaît dans la sixième tablette de l’Épopée où elle tente de séduire Gilgamesh et de devenir son épouse. Ce dernier, ne voulant pas être maltraité comme les nombreux amants de la déesse, refuse ; par vengeance, Ishtar emmène et lâche le Taureau-Céleste au centre d’Uruk.

Le Taureau-Céleste

Éconduite donc par Gilgamesh, la déesse Ishtar se plaint à ses parents jusqu’à ce que son père, le dieu Anu, lui cède le Taureau-Céleste. Cette créature destructrice sera relâchée dans la ville d’Uruk, créant des crevasses qui engloutiront des centaines de personnes jusqu’à ce que celui-ci soit immobilisé par Enkidu et que Gilgamesh le transperce avec son glaive.

Relief en terre cuite montrant Gilgamesh abattre le Taureau-Céleste

Se moquant de la déesse Ishtar, Enkidu précipitera par la même sa mort : pour laver cette insulte, les autres dieux délibèrent et condamnent soit Gilgamesh soit Enkidu à mourir pour avoir tué le Taureau-Céleste. Enkidu ne sera pas favorisé par les dieux et sa mort par maladie sera le thème principal de la tablette VII.

Jugé seul responsable, Enkidu ne pourra pas compter sur le soutien de parents divins ni ne pourra se défausser de ses actions quand bien même la mort du Taureau-Céleste résulte des choix de Gilgamesh.

Humbaba

Autre créature marquante de l’Épopée qui apparaît un peu auparavant dans les tablettes IV et V : Humbaba, le gardien de la Forêt des Cèdres, l’endroit où résident les dieux. Cette première expédition à l’initiative de Gilgamesh afin d’accroître sa renommée n’est pas sans inquiéter Enkidu qui le met en garde contre les risques qu’ils encourent.

En effet, ce démon gardien est d’une allure effrayante, un géant généralement représenté avec un corps humain, des pattes de lion en guise de mains, de long cheveux et un visage monstrueux. En plus de sa force inouïe, il porte sept rayonnements ou fulgurances, le rendant presque imbattable.

L’autre sujet d’inquiétude est bien évidemment le fait de tuer un demi-dieu, fils d’Hanbi — le dieu de toutes les forces du mal — et désigné par Enlil — le roi des dieux, divinité suprême du panthéon mésopotamien — pour effrayer les hommes et leur interdire l’accès à ce lieu sacré.

Malgré ces deux points — la force de Humbaba et la crainte d’un châtiment divin s’il venait à mourir — Gilgamesh et Enkidu parviendront à le tuer dans des circonstances qui ne mettent pourtant pas en valeur le roi d’Uruk.

Gilgamesh et Enkidu tuant Humbaba

Cynisme discursif

La corruption d’Enkidu

De même que Gilgamesh évolue tout au long de son épopée, de même la nature d’Enkidu sera profondément différente et ce, dès le début du récit : Shamhat, une courtisane dont le nom en akkadien est identique au terme qui désignait une catégorie connue de prostituées, sera l’élément déclencheur de ce changement.

En tant que prostituée sacrée, elle sera envoyée par Gilgamesh afin de convertir Enkidu aux bienfaits de la civilisation et l’amener à Uruk afin de le rencontrer. Pour se faire, l’art sexuel de la courtisane sera mis en œuvre jusqu’à l’excès :

Et Shamhat d’écarter ses voiles et de se découvrir le sexe, pour qu’il y prît sa volupté, sans crainte de l’épuiser. Quand elle eut laissé choir son vêtement, il s’allongea sur elle, et elle lui fit, à ce sauvage, son affaire de femmes, tandis que, de ses mamours, il la cajolait. Six jours et sept nuits, Enkidu, excité, fit l’amour à Shamhat !

Au bout de ces six jours et sept nuits, ce ne sera plus la simple débauche qui atteindra Enkidu, mais sa propre corruption. En effet, c’est tout son être qui est changé et subverti — les autres animaux qu’il fréquentait ne le reconnaissent plus et ses anciennes aptitudes se perdent :

Une fois soûlé du plaisir qu’elle lui avait donné, il se disposa à rejoindre sa harde. Mais, à la vue d’Enkidu, gazelles de s’enfuir, et les bêtes sauvages, de s’écarter de lui. Son corps vidé de force, il voulut s’élancer : ses genoux trop paralysés pour talonner ses bêtes, Enkidu était affaibli, incapable de courir comme avant.

Cette « initiation au monde des humains » sera le passage pour les mésopotamiens entre le monde sauvage et le monde civilisé : en délaissant une vie proche de la nature, Enkidu deviendra « civilisé » grâce à Shamhat, qui lui enseignera les éléments fondateurs de la vie sociale : manger, boire de la bière, s’habiller.

Ce prix à payer pour rejoindre le monde des hommes sera amèrement regretté par Enkidu en toute fin de l’Épopée lorsque des songes lui annonceront sa mort. Son innocence et sa symbiose avec la nature disparus, seul le regret et la colère resteront à l’approche de la mort avec sa malédiction transcrite dans la tablette VII :

Allons ! Shamhat, que je t’assigne un destin, que je t’assigne, moi-même, un destin : un destin perpétuel, à jamais, et que contre toi je profère une malédiction puissante, et qui s’en prenne à toi, au plus vite ! Jamais tu n’édifieras de foyer heureux ! Jamais tu ne cajoleras […] Jamais tu n’entreras au harem des jeunes femmes ! La lie de bière souillera ton beau sein ! De son vomi, l’ivrogne éclaboussera tes atours ! […] Le plus plaisant de tes lieux de séjour, ce sera le devant de ta porte, et ta demeure, les bords du chemin ! Tu logeras dans la solitude, tu hanteras l’ombre des remparts !

La civilisation

L’image d’un Gilgamesh présenté dans les premiers vers de l’Épopée comme un « exceptionnel monarque, célèbre, prestigieux, preux rejeton d’Uruk, buffle à la corne terrible » contraste avec la situation suivant cet éloge.

En effet, les lamentations du peuple d’Uruk sont à l’origine du récit, ces derniers se plaignant de la conduite tyrannique de Gilgamesh :

Gilgamesh disaient-ils ne laisse pas un fils à son père […] Gilgamesh ne laisse pas une adolescente à sa mère, fût-elle fille d’un preux, même déjà promise !

Il est de bon ton dans plusieurs commentaires de l’œuvre de parler du bout des lèvres de « jus primae noctae » avec une pudeur latinisante ou de « droit de cuissage » en affectant un légalisme pour normaliser la chose, au lieu de clairement dire ce qui est sous nos yeux dans le texte, c’est-a-dire le viol des femmes nouvellement mariées par Gilgamesh, celui-ci les séquestrant dans leur maison pour avoir un premier rapport sexuel forcé avec elles, ce qui révoltera Enkidu, l’homme dit sauvage.

Sur le chemin d’Uruk, Enkidu apprendra ce trait qui l’irritera concernant Gilgamesh :

Pour Gilgamesh, le roi d’Uruk, est ouvert le rideau qui écarte les autres, à l’avantage du seul époux ; la femme légitime, il couche avec elle, lui tout le premier et le mari ensuite. Tel est l’ordre porté par décision divine, et, depuis sa naissance, ce privilège lui est reconnu ! À ce discours du gaillard, le visage d’Enkidu pâlit.

Puis Enkidu, ayant appris cette coutume, arrive sur place :

Cependant, l’appareil nocturne d’une noce avait été mis en place, et, comme on l’eût fait à un dieu on avait mis une ceinture d’apparat à Gilgamesh mais Enkidu bloquait, de ses pieds, la porte de la maison nuptiale, n’y laissant pas Gilgamesh entrer.

Ce premier contact (à peine arrivé à Uruk !) avec la « civilisation » ne laissera pas indifférent Enkidu : au lieu d’employer sa force surhumaine pour de tels actes comme Gilgamesh, il se dressera contre cette attitude et provoquera l’admiration du peuple rassemblé en dominant également Gilgamesh physiquement par la suite.

Au-delà de cet épisode dans le récit, les premières cités-États en Mésopotamie furent le vecteurs de nombreux rapports de domination, au sein de la cité ou entre celles-ci. Loin de fantasmer sur une supposée douceur des premières civilisations, la réalité et la dureté de l’époque furent consignées sur des stèles ou des tablettes pour former tout un corpus de chroniques et d’annales comme celle d’Assurnasirpal :

Je bâtis un pilier devant la porte de la ville et j’écorchais tous les chefs qui s’étaient révoltés contre moi, et j’étalais leur peau sur le pilier. J’emmurais certains d’entre eux dans le pilier, j’empalais les autres sur des pieux. J’en écorchais beaucoup à travers mon pays et je drapais leur peau sur les murs. Je brûlais beaucoup de prisonniers parmi eux, je capturais beaucoup de soldats vivants. De certains, je coupais les bras ou les mains. D’autres, je coupais le nez ou les oreilles. J’arrachais les yeux de nombreux soldats. Je fis une pile de corps et une autre de têtes. Je pendis leurs têtes à des arbres autour de la cité. Je brûlais leurs adolescents garçons et filles.

 D’après les Annales d’Assurnasirpal II
Fragment d’une stèle de victoire d’un roi d’Akkad
Un guerrier akkadien, tenant une sorte de hache, conduit deux prisonniers nus

La période de domination assyrienne fut également marquée par de nombreux épisodes violents dont la prise de Babylone par Sennachérib :

Lors de ma seconde campagne, déterminé à la conquête, je marchai promptement sur Babylone. Je progressai rapidement, comme un violent ouragan, et enveloppai la ville comme un brouillard. J’y mis le siège et m’en emparai au moyen de sapes et d’échelles. Je livrai au pillages ses puissants […]. Petits ou grands, je n’en laissai aucun. J’emplis les places de la ville de leurs cadavres. J’emmenai vivants dans mon pays Mušezib-Marduk, le roi de Babylone, avec toute sa famille et ses grands. Je distribuai à mes troupes qui les firent leurs les richesses de cette ville, l’argent, l’or, les pierres précieuses, les biens meublés et immeubles. Mes troupes s’emparèrent et brisèrent les dieux qui y demeuraient, emportant leurs biens et leurs richesses. (…)

Je détruisis, dévastai et incendiai la ville et les maisons, des fondations au faites des murs. J’arrachai de terre et jetai dans les eaux de l’Arahtu l’enceinte intérieure et l’enceinte extérieure, les temples des dieux, la ziggourat de briques et de terre, autant qu’il y en avait. Je creusai des canaux au milieu de cette ville, inondai son sol et fis disparaître jusqu’à ses fondations. Je fis en sorte que la marque de ma destruction surpassât celle qu’avait laissé le déluge.

Afin de rendre impossible, dans les temps futurs, toute identification de l’emplacement de cette ville et des temples des dieux, je la désintégrai dans les eaux et l’annihilai, laissant le lieu tel une terre inondée.

Récit de la prise de Babylone en -689 par Sennachérib, roi d’Assyrie
Bas-relief de Lachish, prise par Sennachérib en -701, montrant des prisonniers qu’on écorche vifs

La force physique

La fin de ce combat entre Enkidu et Gilgamesh d’après d’autres fragments antérieurs au milieu du IIe millénaire avant J.C. nous montre un Gilgamesh dominé par Enkidu malgré sa force surhumaine :

Gilgamesh et Enkidu s’empoignèrent et, comme des athlètes s’assaillirent, démolissant les jambages et faisant trembler les murs ! Lorsque Gilgamesh ploya, immobilisé, sa colère tomba et il céda.

Le retour au réel est d’autant plus implacable pour Gilgamesh qu’il était présenté comme sûr de lui et dominateur — l’objectif des dieux de lui trouver un rival fût en ce sens une réussite grâce à un Enkidu le surpassant.

Face à cet empoignement viril et sans être avec son escorte ou derrière ses murailles, la description de Gilgamesh semble lointaine bien que n’étant que dans la tablette précédente !

Tête haute, pareil à un buffle, il étalait sa force ; sans pareil à brandir des armes ; son escorte toujours sur pieds, à ses ordres !

Il précédait ses gens, entraîneur ; ou bien il les suivait, renfort des siens ! Puissant filet-de-guerre, protecteur de ses troupes, masse d’eau démontée qui démolit jusqu’aux murs de pierre.

Le courage

La force physique en elle-même peut se détacher du courage face à l’adversité ou la pénibilité — aussi bien physique que morale par ailleurs. Enkidu et Gilgamesh, étant tous deux considérés comme d’une force extraordinaire, seront confrontés par la suite à des créatures toutes aussi féroces : Humbaba et le Taureau-Céleste.

Juste avant le combat contre Humbaba, Gilgamesh est le premier à encourager Enkidu qui semble hésiter devant le cri d’épouvante lancé au loin par le Gardien de la Forêt. En lui rappelant que l’union fait la force, les deux héros s’enfoncent dans la forêt :

Fais retentir ta voix comme un tambour ! Loin de toi, la paralysie des bras, la faiblesse des genoux ! Prends-moi la main, ami : marchons ensemble ! Que ton cœur brûle à l’idée du combat ! Méprise la mort, ne pense qu’à la vie !

Gilgamesh qui auparavant adressait de belles paroles pleines de courage semble soudain ne plus tenir le même discours face à Humbaba :

Alors, Gilgamesh ouvrit la bouche, prit la parole et s’adressa a Enkidu : Mon ami, Humbaba a changé de visage ! Et sa taille [ texte perdu ] Mon cœur [ texte perdu ] sur le champ !

C’est bien Enkidu qui devant le danger galvanisera leur ardeur guerrière (et permettra de préciser ce qui a été perdu sur les tablettes dans la tirade précédente de Gilgamesh) :

Pourquoi donc, mon ami, parler ainsi tête basse, main sur la bouche et en te cachant ? À présent, il n’y a plus qu’une issue : le cuivre en fusion est déjà en chemin vers le moule [..] Si tu veux faire un carnage et frapper de grands coups, ne quitte pas ces lieux, ne t’en retourne pas !

Sans prolonger inutilement le récit, la tablette suivante nous transporte directement avec l’épisode du Taureau-Céleste. Juste après son relâchement dans l’enceinte d’Uruk, c’est encore Enkidu qui prendra les devants, immobilisera le Taureau et suggérera à Gilgamesh le moyen de l’abattre :

Il se saisit du Taureau par les cornes, et lui résistant, le Taureau bavait par-devant, et, par-derrière, laissait choir de la bouse ! […] Enkidu, poursuivant le Taureau, se mit derrière lui et le saisit fermement par la queue.

L’amitié

Un autre lieu commun de l’Épopée de Gilgamesh à aborder est le lien d’amitié qui unit les deux héros : c’est en effet un des fils narratifs du récit qui amène Gilgamesh à préparer l’expédition vers la Forêt des Cèdres, à s’occuper des funérailles d’Enkidu avec un banquet et des offrandes aux dieux afin qu’il puisse trouver un bon accueil dans l’Au-delà puis qui le pousse à trouver le secret de la vie éternelle pour éviter la mort.

Pour nuancer cette amitié, quelques éclaircissements sont nécessaires : tout d’abord, cette relation entre Gilgamesh et Enkidu n’apparaît pas dans les premiers récits les mettant en scène — ces légendes écrites en sumérien avant l’Épopée.

Dans Gilgamesh et Humbaba, Enkidu est qualifié par le signe cunéiforme 𒀴 (ARAD) qui veut dire : un serviteur mâle.

Le seigneur Gilgamesh décida de partir pour la montagne où habite l’homme ; il parla à son esclave Enkidu.

Gilgamesh et Humbaba, vers 2-3

Cette relation entre le maître et le serviteur est également présente dans les autres récits tels que Gilgamesh, Enkidu et les Enfers. Ce n’est que bien plus tard dans l’Épopée que ce statut diffère en approfondissant le personnage d’Enkidu, en évoquant ses origines et en gardant un fil conducteur qui enrichit l’histoire.

De plus, quels signes d’amitié sont réellement échangés entre les deux hommes ? Enkidu corrige la conduite d’un Gilgamesh abusant de sa force et le rend plus humble ; en termes de conseils, il le met en garde à plusieurs reprises contre la dangerosité d’aller dans la Foret des Cèdres ; il exhortera Gilgamesh à faire preuve de courage. Enkidu aidera Gilgamesh jusque dans la dernière tablette du récit en se proposant d’aller dans les Enfers pour lui ramener deux talismans que ce dernier avait fait tomber.

Quelle amitié bien facile que celle d’un Gilgamesh à l’origine de tous les malheurs des héros alors que seul Enkidu sera jugé responsable de la mort de Humbaba et du Taureau-Céleste — quand bien même tout résulte des choix de Gilgamesh (désir de gloire puis refus d’accepter Ishtar comme épouse).

La recherche du bonheur

Les dernières tablettes (VII à XI) traitent des sujets relatifs à la mort et à la condition humaine. Bien qu’au deux tiers divin, la pensée de la mort effraie Gilgamesh. C’est pour cela qu’il recherchera par la suite non pas comment ramener Enkidu des Enfers ou comment faire son deuil, mais comment éviter lui aussi pareil sort.

Malgré tout ses efforts dans ce dernier voyage de l’Épopée, le grand Gilgamesh, apeuré et anxieux, apprendra par la voix d’Utanapishtim, le survivant du Déluge, qu’il ne pourra pas échapper au destin de tous les hommes :

Qu’as-tu gagné à te perturber de la sorte ? À te bouleverser, tu t’es seulement épuisé, saturant tes muscles de lassitude et rapprochant ta fin lointaine ! Comme un roseau de la cannaie, l’humanité doit être brisée ! Le meilleur des jeunes hommes, la meilleure des jeunes femmes, sont enlevés par la main de la Mort, la Mort que personne n’a vue, dont nul n’a aperçu le visage, ni entendu la voix : la Mort cruelle, qui brise les hommes ! Bâtissons-nous des maisons pour toujours ?

Dans un autre fragment de l’Épopée, c’est Siduri, une divinité féminine associée à la fermentation et tenant ici le rôle d’une tavernière sur le chemin, qui prodiguera des conseils de bon sens à Gilgamesh sur l’importance de mener une vie simple :

Pourquoi donc rôdes-tu, Gilgamesh ?
La vie-sans-fin que tu recherches, tu ne la trouveras jamais !
Quand les dieux ont créé les hommes,
Ils leur ont assigné la mort,
Se réservant l’immortalité à eux seuls !
Toi, plutôt remplis-toi la panse ;
Demeure en gaîté, jour et nuit ;
Fais quotidiennement la fête ;
Danse et amuse-toi jour et nuit ;
Accoutre-toi d’habits bien propres ;
Lave-toi, baigne-toi ;
Regarde tendrement ton petit qui te tient par la main,
Et fais le bonheur de ta femme serrée contre toi !
Car telle est l’unique perspective des hommes !

Sans être le style de vie initial d’Enkidu de par son manque de sociabilité et son aspect sauvage, c’est peut-être pourtant le plus proche de cette exhortation, en communion avec sa nature même et acceptant sa place dès le début dans le cosmos — là où à contrario, Gilgamesh n’atteint cet état d’esprit qu’à la toute fin du récit.

Épilogue

Pour conclure avec ces différents points d’analyse, la lecture de l’Épopée nous donne à voir une relation complexe entre ces deux héros et où, ce me semble, la prévalence d’Enkidu est bien souvent sous-estimée au détriment d’un Gilgamesh dont les manquements et faiblesses ont pu être mises en lumière notamment sur :

  • La prudence : malgré son origine sauvage et sa non-connaissance du monde civilisé, Enkidu apparaîtra souvent beaucoup plus sage que l’impétueux Gilgamesh — par ailleurs, il semble plus facile pour le roi d’Uruk de s’emporter tout en étant protégé par les dieux et sans devoir subir les conséquences de ses actions.
  • La force : Gilgamesh est présenté comme un roi d’une force fabuleuse, sans rival jusqu’à l’arrivée d’Enkidu. Pourtant, le texte même rend bien compte de la différence entre les deux hommes : Gilgamesh est bien celui qui voudra stopper le combat contre Enkidu lorsqu’il jugera qu’il ne sera plus à son avantage.
  • Le courage : Enkidu saura réveiller l’ardeur guerrière une fois mis en face du danger et prendra les devants pour trouver comment vaincre les différentes créatures qu’ils combattront.
  • La morale : Enkidu, l’homme sauvage, est souvent décrit comme devenant « civilisé » au contact de la courtisane Shamhat et de Gilgamesh à Uruk. N’y aurai-t’il pas un oubli du jugement d’Enkidu sur cette même civilisation, explicité dans le texte : Enkidu sera corrompu par le vice sexuel de Shamhat avant d’arriver dans une ville sous le joug d’un Gilgamesh violant les femmes nouvellement mariées et empêchant les enfants d’aider leurs parents. Le récit débute avec des plaintes variées mais la grande différence réside dans l’étant et l’apparence : le peuple se plaint de Gilgamesh pour ce qu’il fait réellement, pour ce qu’ils subissent, tandis que les chasseurs se plaignent d’Enkidu uniquement à cause de son apparence effrayante et sauvage.

Enfin, ces différents récits avec Gilgamesh permettent de revenir sur la séparation entre le mythe et l’histoire : ces deux concepts ne peuvent être si facilement disjoints. Par exemple, le même récit historique tel que la prise de Babylone par Sennachérib sera remanié quelques dizaines d’années plus tard par des chroniqueurs assyriens pour donner une lecture théologique de l’histoire où l’action de l’homme s’efface devant l’action des dieux ou de la nature — le même récit ne parle plus de la destruction de Babylone par les hommes mais par la colère des dieux qui abandonnent la ville.

L’histoire est une activité intellectuelle portant en elle de nombreuses fonctions qui méritent d’être analysées et ce d’autant plus avec les textes mésopotamiens : préserver un souvenir sûr du passé, rapprocher des choses en apparence éloignées tels que des présages avec les conséquences d’une politique, chercher les liens de causalité aux événements humains ou encore léguer à la postérité le fruit des expériences des rois.

Sources :
- Andrew George - The Babylonian Gilgamesh Epic: Introduction, Critical Edition and Cuneiform Texts
- Abbé Sauveplane - Une épopée babylonienne
- Jean Bottéro - L’Épopée de Gilgameš : le grand homme qui ne voulait pas mourir
- John R. Maier - Gilgamesh: A Reader
- Jean-Jacques Glassner - Chroniques mésopotamiennes 
- Gianni Marchesi - The Epigraphic and Textual Data, On the historicity of Gilgameš
- Georges Roux - La Mésopotamie
- The Electronic Text Corpus of Sumerian Literature - Gilgamesh and Huwawa, Version A
- René Labat - Manuel d’épigraphie akkadienne
- Illustration du Louvre - Fragment d'une stèle de victoire d'un roi d'Akkad