La morale en action – Choix de faits mémorables

La vengeance indigne de l’homme

Ce n’est pas seulement dans les princes que le pardon des injures a de la noblesse et de la grandeur, mais dans les personnes d’un rang médiocre, de qui rien ne peut exciter l’admiration que la vertu même.

L’empereur Constantin, pressé de tirer vengeance de quelques personnes qui avaient défiguré sa statue à coups de pierres, ne fit que se passer la main sur le visage, en disant qu’il ne se sentait point blessé.

Louis XII, roi de France, répondit à un courtisan qui l’exhortait à punir quelqu’un dont il était mécontent avant que de monter sur le trône : «Ce n’est point au roi de France à venger les insultes du duc d’Orléans.»

Un soldat, maltraité par un officier-général pour quelques paroles peu respectueuses qui lui étaient échappées, répondit avec un grand sang-froid qu’il saurait bien l’en faire repentir. Quinze jours après, ce même officier-général chargea le colonel de tranchée de lui trouver dans son régiment un homme ferme et intrépide pour un coup de main, avec promesse de cent pistoles de récompense. Le soldat en question, qui passait pour le plus brave du régiment, se présenta avec trente de ses camarades. La commission était des plus hasardeuses ; il s’en acquitta avec un courage et un bonheur incroyables.

Il s’agissait d’assurer, avant que de faire le logement, si les ennemis faisaient des mines sous les glacis. Le soldat s’étant jeté à l’entrée de la nuit dans le chemin couvert, rapporta le chapeau et l’outil d’un mineur qu’il avait tué. À son retour, l’officier-général, après l’avoir beaucoup loué, lui fit compter les cent pistoles. Le soldat, sur-le-champ, les distribua à ses camarades, disant qu’il ne servait point pour de l’argent : au reste, ajouta-t-il, en s’adressant à l’officier-général qui ne le reconnaissait point, je suis ce soldat que vous maltraitâtes si fort il y a quinze jours ; et je vous avais bien dit que je vous en ferais repentir. L’officier-général, plein d’admiration, et attendri jusqu’aux larmes, l’embrassa, lui fit des excuses, et le nomma officier le même jour.

On ne lit point, sans être touché et édifié, un trait de bonté du roi Robert. Quelques complices d’une grande conjuration formée contre ce monarque et ses États, ayant été arrêtés, ils avouèrent leur crime, et donnèrent toutes les marques d’un sincère repentir. Cependant la cour des seigneurs les condamna à la mort sans vouloir révoquer leur sentence. Robert seul fut touché de compassion, et força son conseil à souscrire au pardon par ce pieux stratagème : il envoya son confesseur à ces coupables malheureux, et les fit admettre le lendemain à la communion ; puis adressant la parole à ses conseillers, il leur dit : « Vous conviendrait-il d’envoyer au gibet ceux que Jésus-Christ vient de recevoir à sa table ? »


Voies de douceur et d’humanité, la gloire des conquérants

Les voies de douceur et d’humanité font la plus solide gloire des conquérants, le succès le plus sûr de leurs armes, et la manière la plus belle de vaincre leurs ennemis. Jamais général ne s’est comporté avec plus de modération dans ses victoires, et n’a fait la guerre avec plus de ménagement que le célèbre Turenne ; il épargnait toujours le pays ennemi tant qu’il pouvoir, conservant les fruits de la terre pour les gens de la campagne, dont il plaignait la triste destinée. Aussi les ennemis avoient-ils conçu pour lui une vénération pleine de tendresse ; ils le pleurèrent à sa mort autant que les Français mêmes, et les Allemands n’ont jamais voulu labourer l’endroit où il avait été tué, comme si l’impression de son corps avait rendu cet endroit sacré ; il est encore en friche, et les paysans le montrent à tout le monde, aussi-bien qu’un arbre fort vieux qui est là auprès, et qu’ils n’ont point voulu couper.


Observation des traités, vrais intérêts de l’état

C’est un moyen bien méprisable que celui de mettre en usage le mensonge, la perfidie, le parjure, pour faire réussir quelque entreprise. L’observation exacte des traités gagne la confiance des sujets, des ennemis mêmes, et fait le bien des états.

La plupart des princes d’Allemagne traitèrent avec M. le vicomte de Turenne, personnellement pour leurs intérêts, sans demander aucune garantie. Les républiques mêmes les plus soupçonneuses se croyaient en assurance, dès qu’il leur avait donné sa parole. Un jour qu’il était dans la Souabe, ayant fait approcher son armée près du lac de Constance, pour mettre à contribution quelques terres de la maison d’Autriche, les Suisses qui pouvaient craindre que, sous prétexte de porter la guerre dans le pays de l’Empereur, on n’entrât dans le leur à l’improviste, lui envoyèrent des députés, pour lui dire qu’ils avaient tant de confiance dans sa bonne foi, qu’ils ne feraient aucune levée de troupes, s’il voulait les assurer qu’il ne viendrait pas chez eux ; qu’ils prendraient les plus grandes précautions avec un autre, mais qu’avec lui ils se contentaient de sa parole.


Usage des richesses

Rien ne marque davantage de petitesse et de bassesse d’esprit, que d’aimer les richesses ; rien au contraire n’est plus grand ni plus généreux que de les mépriser. La vertu consiste à faire un bon usage du bien qu’on possède ; l’emploi le plus conforme à sa destination, et le plus propre à attirer aux riches l’amour et l’estime des hommes, c’est de le faire servir à l’utilité publique.

M. de Turenne ayant pris le commandement des troupes en Allemagne, les trouva en si mauvais état, qu’il vendit sa vaisselle d’argent pour habiller les soldats et pour remonter la cavalerie. Quoiqu’il n’eût que quarante mille livres de rente de sa maison, il ne voulut jamais accepter les sommes considérables que ses amis lui offraient. On trouva chez lui, à sa mort, quinze cents francs seulement d’argent comptant.

Source : Laurent-Pierre Bérenger - La morale en action (1813)