Un jour, ce Pedro de Paz s’avisa de faire une alarme aux Français ; et avec cent ou cent vingt chevaux, il se mit à passer la rivière de Garigliano en un certain lieu où il savait le gué ; et il avait mis derrière chaque cheval un homme de pied garni d’une arquebuse. Il faisait cette alarme afin que l’armée y courût, abandonnant le pont, et que pendant ce temps leur troupe y allât et le gagnât.
Il exécuta très bien son entreprise et fit au camp des Français une âpre et chaude alarme, où chacun courait, croyant que ce fût tout l’effort des Espagnols ; mais cela n’était pas.
Le bon chevalier, qui désirait toujours être près des coups, s’était logé joignant le pont et, avec lui, un hardi gentilhomme qui se nommait le Basque, écuyer d’écurie du roi de France Louis XIIe. Ils commencèrent à s’armer quand ils ouïrent le bruit. S’ils furent bientôt prêts et montèrent à cheval, il ne faut pas le demander ; ils délibéraient d’aller où l’affaire était; mais le bon chevalier en regardant au delà de la rivière avisa environ deux cents chevaux des Espagnols, qui venaient droit au pont pour le gagner, ce qu’ils eussent fait sans grande résistance, et cela était la totale destruction de l’armée française. Il commença à dire à son compagnon : — Monseigneur l’écuyer, mon ami, allez vitement quérir de nos gens pour garder ce pont, ou nous sommes tous perdus. Cependant je m’efforcerai de les amuser jusqu’à votre venue, mais hâtez-vous.
Ce qu’il fit ; et le bon chevalier, la lance au poing, s’en va au bout dudit pont, où de l’autre côté étaient déjà les Espagnols prêts à passer. Mais comme un lion furieux il va mettre sa lance en arrêt et donna dans la troupe qui déjà était sur le pont, de sorte que trois ou quatre sont ébranlés ; deux en churent dans l’eau, et jamais depuis ne s’en relevèrent, car la rivière était grosse et profonde.
Cela fait, on lui tailla beaucoup d’affaires, car il fut assailli si rudement que, sans son grand héroïsme, il n’eût su résister : mais comme un tigre échauffé, il s’accula à la barrière du pont pour qu’ils ne gagnassent pas le derrière et à coups d’épée se défendit si bien, que les Espagnols ne savaient que dire et ne croyaient point que ce fût un homme mais un diable.
Bref, tant bien et si longuement il se maintint, que l’écuyer le Basque son compagnon lui amena un assez notable secours, comme de cent hommes d’armes, lesquels arrivés firent abandonner tout le pont par les Espagnols et les chassèrent un grand mille au delà ; et davantage eussent-ils fait, s’ils n’eussent vu approcher une grosse troupe d’Espagnols, de sept à huit cents chevaux, qui venaient secourir ceux-là. Le bon chevalier dit à ses compagnons : — Messeigneurs, nous avons assez fait aujourd’hui d’avoir sauvé notre pont, retirons-nous le plus serrément que nous pourrons.
Son conseil fut tenu pour bon ; ils commencèrent à se retirer au beau pas. Le bon chevalier était toujours le dernier ; il soutenait toute la charge ou la plupart. A la longue il se trouva fort pressé, à l’occasion de son cheval, qui était si las qu’il ne pouvait plus se soutenir, car tout le jour il avait combattu dessus.
Quand Bresse fut prise d’assaut sur les Vénitiens, le chevalier Bayard sauva du pillage une maison où il s’était retiré pour se faire panser d’une blessure mortelle qu’il avait reçue au siège, et mit en sûreté la dame du logis et ses deux jeunes filles qui y étaient cachées. À son départ cette dame, pour lui marquer sa reconnaissance, lui offrit une boite où il y avait deux mille cinq cents ducats, qu’il refusa constamment. Voyant que son refus l’affligeait d’une manière sensible, et ne voulant pas laisser son hôtesse mécontente de lui, il consentit à recevoir son présent ; mais ayant fait venir les deux jeunes filles pour leur dire adieu, il donna à chacune d’elles mille ducats, pour aider à les marier, et laissa les cinq cents qui restaient pour les communautés qui auraient été pillées. Quelle grandeur d’âme d’une part ! quelle éclatante et vive reconnaissance de l’autre !
Le chevalier Bayard avait été blessé mortellement en combattant pour son roi, et était couché au pied d’un arbre ; le connétable duc de Bourbon, rebelle à sa patrie, et qui poursuivait l’armée des Français, venant à passer près de lui, le reconnut, et lui dit qu’il avait grand’pitié de le voir en cet état. Bayard lui répondit : « Monseigneur,il n’y a point de pitié a avoir pour moi, car je meurs homme de bien : mais j’ai pitié de vous, qui servez contre votre prince, votre patrie et votre serment. » Peu après, Bayard expira.
La gloire est-elle ici du côté du vainqueur, et le sort du vaincu mourant ne lui est-il pas infiniment préférable ?
Le chevalier Bayard fut l’homme du monde qui sut mieux se contenter de peu, et qui montra toujours une souveraine indifférence pour les richesses. Ayant enlevé aux Espagnols une somme de quinze mille ducats, il prenait plaisir à les remuer sur sa table, et il dit à ses soldats, en riant: « Camarades, ne sont-ce pas là de belles dragées, et ne vous donnent-elles pas quelque envie d’en goûter? » Le capitaine Tardieu s’écria seul du milieu de la troupe : « Que nous sert-il d’en vouloir tâter? C’est un mets qui n’est pas pour nous. » Puis baissant un peu la voix : « Si j’avais, ajouta-t-il, la moitié de cet argent, je serais heureux et homme de bien toute ma vie. » Bayard le prit au mot, et, lui comptant la moitié de la somme, lui fit promettre de tenir sa parole. Le reste fut distribué aux officiers et aux soldats.
La conquête du duché de Milan est l’ouvrage de vingt jours. Mais Ludovic Sforce y rentre l’année suivante, par la faute du maréchal de Trivulce qui y commande : dans la guerre que cette révolution occasionne, le chevalier Bayard est fait prisonnier. Ludovic Sforce, qui avait vu des fenêtres de son palais les actions de ce brave Français, demanda à l’entretenir, et voulut connaître son caractère.
« Mon gentilhomme, lui dit le duc, qui vous a conduit ici ? — L’envie de vaincre, Monseigneur, répondit Bayard.— Eh ! pensiez-vous prendre Milan tout seul ? — Non, repart le chevalier ; mais je croyais être suivi de mes camarades. — Eux et vous, ajoute Ludovic, n’auriez pu exécuter ce dessein. — Enfin, dit Bayard qui ne peut disconvenir de sa témérité, ils ont été plus sages que moi ; ils sont libres, et me voici prisonnier ; mais je le suis de l’homme du monde le plus brave et le plus généreux. »
Le prince lui demanda ensuite d’un air de mépris : « Quelle est la force de l’armée française? — Pour nous, dit Bayard, nous ne comptons jamais nos ennemis ; ce que je puis vous assurer, c’est que les soldats de mon maître sont gens d’élite, devant lesquels les vôtres ne tiendront pas. »
Ludovic, piqué d’une franchise si hardie, lui dit que les effets donneront une autre opinion de ses troupes, et qu’une bataille décidera bientôt de son droit et de leur courage. « Plût à Dieu, s’écria Bayard, que ce fût demain, pourvu que je fusse libre ! — Vous l’êtes, reprit le duc ; j’aime votre fermeté et votre courage, et j’offre d’ajouter à ce premier bienfait tout ce que vous voudrez exiger de moi. »
Bayard, pénétré de tant de bonté, se jette aux genoux du prince, le prie de pardonner en faveur de son devoir ce qu’il y a de hardi dans ses réponses, demande son cheval et ses armes, et retourne au camp publier la générosité de Ludovic et sa reconnaissance.
Sources : - Jacques de Mailles - Histoire du bon chevalier sans peur et sans reproche (1527) - Laurent-Pierre Bérenger - La morale en action (1813)