Parmi les brillants faits d’armes qui ont marqué la campagne du Tonkin, l’un est resté célèbre entre tous. C’est la défense héroïque de Tuyen-Quan, où une poignée de légionnaires sous les ordres du brave commandant Dominé, se défendirent pendant de longs mois avec une ténacité et une énergie indomptable qui rappelle la mémorable défense de Mazagran par les zéphirs du capitaine Lelièvre.
La citadelle de Tuyen-Quan, se trouve perdue dans les montagnes du Tonkin, sur la rive droite de la rivière Claire, à cent kilomètres environ à vol d’oiseau en aval de la frontière du Yun-Nam.
Après la prise de Hong-Hoa par nos troupes, en mars 1884, il était nécessaire de refouler les Pavillons-Noirs vers la frontière de Chine et de les empêcher de descendre sur la rive gauche du fleuve Rouge, où l’on signalait chaque jour de nombreuses exactions commises par les bandes de Luh-Vinh-Phuoc, jusqu’à hauteur de Hong-Hoa.
Dans ce but le général Millot résolut de faire occuper Tuyen-Quan, qui, vu sa position, devait former un excellent poste avancé.
La colonne expéditionnaire se composait d’un bataillon de la légion étrangère tiré de Hong-Hoa, de deux compagnies de turcos, d’une batterie de 4 de montagne et d’un convoi de soixante jours de vivres pour le détachement qui devait tenir garnison à Tuyen-Quan, et de quinze jours de vivres pour la colonne.
Mort du sergent Bobillot
17 février. Les Chinois ont accumulé les matériaux (palanques, bottes de paille) entre la haie de bambous en face la demi-lune ; ils ont construit un petit fortin contre cette haie ; il y a lieu de s’attendre encore à les voir diriger une galerie souterraine contre la demi-lune ouest.
Du côté des tirailleurs tonkinois les Chinois commencent à cheminer. Pendant la nuit on a très peu entendu de travail souterrain.
Grâce aux mesures de précaution prises, aucun homme n’est atteint ; le matériel seul souffre ; dans la matinée un obus de 12 éclate au-dessus du grand magasin ; ses éclats défoncent un tonneau de vin qui se vide complètement et percent deux autres fûts dont le contenu va être distribué incessamment.
Parmi les éclats ramassés, l’un porte : J. Wores, et l’autre : FRANCE. Seraient-ce bien là les projectiles et les pièces vendus par M. Dupuis au vice-roi du Yun-Nam?
Un soldat est tué en faction.
A six heures et demie du matin, le sergent Bobillot, chef du service du génie, est blessé grièvement en faisant une ronde sur la brèche et a deux vertèbres cassées.
Ce brave sous-officier, qui a rendu les plus grands services, est transporté à l’ambulance, où le commandant Dominé vient le visiter.
Cet officier, qui lui a vu risquer vingt fois sa vie, lui demande s’il préfère être nommé sous-lieutenant plutôt que d’être porté pour la croix. Bien qu’il ne soit pas riche, il aime mieux la croix, faisant passer l’honneur avant le grade ; mais, hélas ! le pauvre garçon ne peut jouir de cette distinction si bien gagnée ; quelques jours après la levée du siège de Tuyen-Quan, il meurt des suites de sa blessure à l’hôpital de Hanoï, où il a été transporté.
Jules Bobillot, né en 1860 à Paris, avait fait de brillantes études au lycée Charlemagne. Il se destinait d’abord à la littérature et était remarquablement doué. Il a écrit plusieurs romans et pièces de théâtre. A vingt ans il s’était engagé au 4e régiment du génie.
La délivrance
3 mars. Une fusillade assez vive est dirigée toute la nuit contre la citadelle ; vers quatre heures du matin, cette fusillade, qui était destinée à masquer la retraite des Chinois, cesse complètement.
La canonnade que l’on a entendue la veille du côté de Yuoc, annonçant l’approche de la colonne qui vient débloquer Tuyen-Quan, il y a lieu de supposer que les Chinois se sont retirés pendant la nuit : une patrouille de Tonkinois est envoyée au retranchement le plus avancé qu’elle trouve évacué.
Le premier mouvement de terrain en avant de la face sud est alors occupé par une section de tirailleurs tonkinois, et une section de légionnaires est appelée pour former réserve.
De ce premier mouvement de terrain, une patrouille est envoyée au village qui est également trouvé abandonné ; un poste de tirailleurs tonkinois est établi sur la rivière sud du village.
En même temps, pour nous prolonger sur la face ouest, une demi-section de Tonkinois, commandée par le sergent André de la légion, gagne le saillant sud-ouest par une des tranchées de l’adversaire ; elle trouve au saillant quelques Chinois qui sont tués ; de là, elle se porte sur le mamelon brûlé qu’elle occupe.
Dans une chambre souterraine se sont retirés quelques Chinois qui se défendent en désespérés. En voulant y pénétrer directement, les Tonkinois ont un homme tué et un blessé.
La section de la légion, qui forme réserve, arrive aussitôt, conduite par le capitaine de Borelli, commandant de la compagnie à laquelle appartient cette section ; un des légionnaires voulant aller droit aux Chinois est tué.
Le capitaine de Borelli fait alors boucher la sortie et tous les créneaux de la casemate avec de la paille humide et fait ensuite enfoncer la toiture.
On parvient ainsi à atteindre cinq Chinois qui meurent les armes à la main, sans vouloir se rendre.
Nos soldats sortent de la citadelle. Quel spectacle !
Environ 50 à 60 mètres d’ouverture au rempart ; de nombreux gabions renversés ; des boyaux couverts arrivant de toutes parts du côté de l’ennemi ; des coup-coups, et des fusils de divers modèles semés çà et là ; des outils oubliés pêle-mêle ; vingt-six cadavres sont encore entassés à demi-nus, au fond de l’un des trous en entonnoir produits par la mine.
Ailleurs, des mamelons couronnés par des tranchées, la plaine sillonnée par des chemins couverts, des matériaux énormes amoncelés avec une incroyable opiniâtreté.
Vers dix heures du matin, passent successivement, à 3,500 mètres de la place, deux colonnes chinoises se rendant de Dong-Yen à Yla, la première forte environ d’un millier d’hommes et la deuxième de 600. Plusieurs coups de 80 millimètres forcent ces colonnes à rompre leur ordre de marche.
Vers deux heures de l’après-midi nous entendons le clairon français sonner la marche des turcos dans les broussailles qui sont en aval de l’emplacement du village annamite.
Bientôt apparaissent les vestes bleu clair à galons jaunes de ces braves Africains et les vareuses sombres de l’infanterie de marine.
Un hourrah enthousiaste s’élève du rempart où la garnison agite triomphalement ses armes et ses coiffures. Des officiers qui voient la guerre depuis longtemps, laissent couler sur leurs joues fatiguées de grosses larmes de bonheur.
Bientôt les deux troupes se joignent, les rangs sont confondus, on s’embrasse, on se serre la main.
Les clairons sonnent aux champs, les troupes présentent les armes.
Le général Brière de l’Isle et le colonel Giovaninelli viennent d’entrer dans la citadelle et donnent l’accolade à l’héroïque commandant Dominé.
Rien n’est plus éloquent que les sept brèches de l’enceinte, ces cinq autres mines, dont deux sont déjà bourrées, le tiers de notre effectif hors de combat, ces nombreuses tombes fraîchement recouvertes !
Nos libérateurs ne peuvent en croire leurs yeux.
Ceux qui ont précédemment habité la citadelle, ne la reconnaissent plus. On évalue à huit kilomètres de longueur les tranchées faites par les Chinois.
La garnison a été réduite à 420 hommes. Ses pertes s’élèvent à 33 tués dont 2 officiers : les capitaines Dia des tirailleurs tonkinois et Moulinay de la légion, et à 76 blessés, dont 4 officiers, le capitaine Naërt, le lieutenant Gœury, les sous-lieutenants Vincent et Proye, tous les quatre de la légion.
A côté des troupes de la garnison, mentionnons pour sa brillante conduite, la Mitrailleuse, commandée par l’enseigne de vaisseau Senès, et qui prêta le plus puissant concours au commandant Dominé pendant ce siège mémorable.
L’officier et les quinze hommes d’équipage furent tous plus ou moins blessés pendant le siège. Pour sa part, M. Senès reçut une balle dans le mollet et un éclat d’obus dans le flanc.
La canonnière elle-même courut les plus grands dangers, manœuvrant constamment pour éviter les brûlots que lui lançaient les Chinois. Un jour, une grande fusée incendiaire tomba sur sa paillote et y communiqua un commencement d’incendie rapidement étouffé. Une autre fois une bombe faillit faire sauter la Mitrailleuse, et tomba tout près d’elle dans la rivière Claire. M. Senès fut décoré et nommé lieutenant de vaisseau.
Le commandant Dominé, dont le nom mérite de figurer en lettres d’or dans l’histoire de cette guerre, est nommé lieutenant-colonel ; tous ses soldats en sont fiers ; tous ils ont noblement rempli leur devoir, comme l’atteste l’ordre général du commandant en chef :
Officiers, sous-officiers, soldats et marins de la garnison de Tuyen-Quan,
Sous le commandement d’un chef héroïque, le chef de bataillon Dominé, vous avez tenu tète pendant trente-six jours, au nombre de six cents, à une armée, dans une bicoque dominée de toutes parts.
Vous avez repoussé victorieusement sept assauts.
Un tiers de votre effectif et presque tous vos officiers ont été brûlés par les mines ou frappés par les balles et les obus chinois, mais les cadavres de l’ennemi jonchent encore les trois brèches qu’il a vainement faites au corps de place.
Aujourd’hui, vous faites l’admiration des braves troupes qui vous ont dégagés au prix de tant de fatigues et de sang versé. Demain, vous serez acclamés par la France entière.
Vous tous aussi, vous pourrez dire avec orgueil : « J’étais de la garnison de Tuyen-Quan ; j’étais sur la canonnière la Mitrailleuse. »
Au quartier général à Tuyen-Quan, le 3 mars 1885.
BRIÈRE DE L’ISLE.
Source : Dick de Lonlay - Le Siège de Tuyen-Quan, du 24 novembre 1884 au 3 mars 1885