Le matin on découvrit le mont Athos. Il est éloigné de Lemnos du chemin que peut faire un vaisseau léger depuis le matin jusqu’à midi ; cependant l’ombre du sommet couvre une partie de l’île et s’étend jusqu’à la ville de Miryne. Le vent, qui s’était soutenu pendant tout le jour et la nuit suivante, cessa de souffler au lever du soleil. On gagna à force de rames l’île de Lemnos, séjour des antiques Sintiens.
Tous les hommes y avaient péri misérablement l’année précédente, victimes de la fureur des femmes. Depuis longtemps elles ne présentaient à Vénus aucune offrande. La déesse irritée les rendit odieuses à leurs maris qui, les ayant abandonnées, cherchèrent de nouveaux plaisirs dans les bras des esclaves qu’ils enlevaient en ravageant la Thrace. Mais à quels attentats ne se porte pas la jalousie ? Les Lemniennes égorgèrent, dans une même nuit, leurs maris et leurs rivales, et exterminèrent jusqu’au dernier des mâles, afin qu’il n’en restât aucun qui pût un jour leur faire porter la peine de leur forfait. Hypsipyle seule, fille du roi Thoas, épargna le sang de son père, déjà avancé en âge. Elle l’enferma dans un coffre et l’abandonna ainsi au gré des flots, espérant qu’un heureux hasard pourrait lui sauver la vie. Des pêcheurs l’ayant en effet aperçu, le retirèrent dans l’île d’Œnoé, appelée depuis Sicinus, du nom d’un fils que Thoas eut de la nymphe Œnoé, l’une des Naïades.
Les Lemniennes, devenues les seules habitantes de l’île, quittèrent les ouvrages de Minerve, qui seuls jusqu’alors avaient occupé leurs mains, et s’accoutumèrent sans peine à manier les armes, à garder les troupeaux et à labourer la terre. Cependant elles tournaient toujours avec inquiétude leurs yeux vers la mer, et craignaient sans cesse de voir les Thraces venir fondre sur elles. Remplies de cette idée, dès qu’elles aperçurent le navire Argo qui s’approchait de leur île à force de rames, elles s’armèrent à la hâte, sortirent de Myrine, et se répandirent sur le rivage, semblables à des Bacchantes en furie. Hypsipyle, portant l’armure de son père, était à la tête de cette troupe que la frayeur rendait muette et interdite.
Les Argonautes députèrent pour héraut Éthalide, auquel ils avaient confié le ministère et le sceptre de Mercure son père. Ce dieu lui avait donné une mémoire inaltérable qu’il ne perdit point en traversant le fleuve d’Oubli, et quoiqu’il habite aujourd’hui, tantôt le séjour des ombres, et tantôt les lieux éclairés par le soleil, il conserve toujours le souvenir de ce qu’il a vu. Mais pourquoi m’arrêter à l’histoire d’Éthalide ? Hypsipyle, persuadée par ses discours, permit aux Argonautes de passer sur le rivage de l’île la nuit qui s’approchait.
Source: Apollonios de Rhodes - Argonautiques, Chant Premier