Tomyris, veuve du dernier roi, régnait alors sur les Massagètes. Cyrus lui envoya des ambassadeurs, sous prétexte de la rechercher en mariage. Mais cette princesse, comprenant qu’il était plus épris de la couronne des Massagètes que de sa personne, lui interdit l’entrée de ses États. Cyrus, voyant que ses artifices n’avaient point réussi, marcha ouvertement contre les Massagètes et s’avança jusqu’à l’Araxe. Il jeta un pont sur ce fleuve pour en faciliter le passage, et fit élever des tours sur des bateaux destinés à passer ses troupes.
Cyrus, s’étant avancé à une journée de l’Araxe, laissa dans son camp, suivant le conseil de Crésus, ses plus mauvaises troupes, et retourna vers le fleuve avec ses meilleures. Les Massagètes vinrent attaquer, avec la troisième partie de leurs forces, les troupes que Cyrus avait laissées à la garde du camp, et les passèrent au fil de l’épée après quelque résistance. Voyant ensuite tout prêt pour le repas, ils se mirent à table ; et, après avoir mangé et bu avec excès, ils s’endormirent. Mais les Perses survinrent, en tuèrent un grand nombre, et firent encore plus de prisonniers, parmi lesquels se trouva Spargapisès, leur général, fils de la reine Tomyris.
Cette princesse, ayant appris le malheur arrivé à ses troupes et à son fils, envoya un héraut à Cyrus : « Prince altéré de sang, lui dit-elle par la bouche du héraut, que ce succès ne t’enfle point ; tu ne le dois qu’au jus de la vigne, qu’à cette liqueur qui vous rend insensés, et ne descend dans vos corps que pour faire remonter sur vos lèvres des paroles insolentes. Tu as remporté la victoire sur mon fils, non dans une bataille et par tes propres forces, mais par l’appas de ce poison séducteur. Écoute, et suis un bon conseil : rends-moi mon fils, et, après avoir défait le tiers de mon armée, je veux bien encore que tu te retires impunément de mes États ; sinon, j’en jure par le Soleil, le souverain maître des Massagètes, oui, je t’assouvirai de sang, quelque altéré que tu en sois. »
Cyrus ne tint aucun compte de ce discours. Quant à Spargapisès, étant revenu de son ivresse, et apprenant le fâcheux état où il se trouvait, il pria Cyrus de lui faire ôter ses chaînes. Il ne se vit pas plutôt en liberté, qu’il se tua. Telle fut la triste fin de ce jeune prince.
Tomyris, voyant que Cyrus n’était pas disposé à suivre son conseil, rassembla toutes ses forces, et lui livra bataille. Ce combat fut, je crois, le plus furieux qui se soit jamais donné entre des peuples barbares. Voici, autant que je l’ai pu savoir, comment les choses se passèrent. Les deux armées étant à quelque distance l’une de l’autre, on se tira d’abord une multitude de flèches. Les flèches épuisées, on fondit les uns sur les autres à coups de lances, et l’on se mêla l’épée à la main. On combattit longtemps de pied ferme, avec un avantage égal et sans reculer. Enfin la victoire se déclara pour les Massagètes : la plus grande partie de l’armée des Perses périt en cet endroit, et Cyrus lui-même fut tué dans le combat, après un règne de vingt-neuf ans accomplis. Tomyris, ayant fait chercher ce prince parmi les morts, maltraita son cadavre, et lui fit plonger la tête dans une outre pleine de sang humain. « Quoique vivante et victorieuse, dit-elle, tu m’as perdue en faisant périr mon fils, qui s’est laissé prendre à tes pièges ; mais je t’assouvirai de sang, comme je t’en ai menacé. » On raconte diversement la mort de Cyrus ; pour moi, je me suis borné à ce qui m’a paru le plus vraisemblable.
Source : Hérodote - Histoire, Livre I Clio, CCV-CCXIV