Mais ce poste que mille légions n’auraient pas gardé, que César et sa fortune eussent peut-être mal défendu, un seul homme le dispute à l’ennemi ; tant qu’il est vivant et qu’il a les armes à la main, la victoire n’est pas décidée. Ce brave s’appelait Scaeva. Il avait langui dans la foule obscure des légions, jusqu’à la conquête des Gaules, où il avait obtenu, par son courage et au prix de son sang, le cep de vigne du centurion, homme voué à tous les forfaits, et qui ne savait pas que contre son pays la valeur est un crime. Sitôt qu’il vit ses compagnons renoncer au combat et chercher leur salut dans la fuite :
« Romains ! s’écrie-t-il, où vous porte une terreur impie, une frayeur inconnue dans les armées de César ? Vils fugitifs ! Troupeau d’esclaves ! Quoi ! Sans verser une goutte de sang vous présentez le dos à la mort ? Quoi ! Vous supporterez la honte de n’être pas au nombre de ces braves qu’on entasse sur le même bûcher, qu’on cherche dans la foule des morts ? Si le zèle ne peut vous retenir, que l’indignation vous retienne ! De tous les postes que l’ennemi pouvait attaquer, c’est le nôtre qu’il a choisi. Non ! Ce jour ne passera point sans coûter du sang à Pompée. Il eût été plus heureux pour moi de mourir aux yeux de César, mais si la fortune m’envie un témoin si cher, j’emporterai chez les morts les éloges de son rival. Que les traits s’émoussent sur l’airain qui nous couvre et que la pointe des épées se brise dans notre sein. Déjà la poussière s’élève et se répand, déjà le bruit de ces ruines retentit jusqu’aux oreilles de César. Il nous entend. Amis ! la victoire est à nous ! Le voilà ! Tandis que nous mourons, il vient nous venger ! »
Jamais le premier son de la trompette au moment d’une bataille n’excita plus d’ardeur que la voix de Scaeva. Ses compagnons, frappés de son audace, l’admirent et brûlent de le suivre ; impatients de voir par eux-mêmes, si, enfermé dans un lieu étroit, accablé par le nombre, un homme vaillant peut gagner plus que le trépas.
Pour Scaeva, du haut du rempart qui s’écroule, il commence par rouler les cadavres dont les tours sont déjà comblées, et à mesure que les ennemis se succèdent, il les accable sous le poids des morts. Les ruines, les débris, les masses de bois et de pierre, tout devient une arme entre ses mains. Il va jusqu’à menacer les assaillants de sa propre chute. Tantôt il les repousse à coups de pieux et de leviers, tantôt il tranche à coups d’épée les mains qu’il voit s’attacher aux murs. Aux uns il écrase la tête sous la pierre, et, à travers les débris des os qu’il enfonce, le cerveau rejaillit au loin ; à d’autres, il présente des torches allumées ; leurs cheveux s’enflamment, leur visage brûle, et leurs yeux en sont dévorés.
Dès que la foule des morts entassés et qui s’accumulent sans cesse a égalé la hauteur du mur, Scaeva se précipite au milieu des armes avec la rapidité d’un léopard qui s’élance sur les épieux. Pressé par d’épais bataillons, enveloppé par une armée entière, partout où il jette les yeux, il porte la mort. Déjà son glaive est émoussé par le sang qui s’y fige : il ne blesse plus, il meurtrit et il brise. Tous les traits de l’ennemi s’adressent à lui seul. Toutes les mains sont sûres, tous les dards vont au but, et les dieux se donnent le spectacle nouveau d’un combat entre un seul homme et la guerre. Son épais bouclier retentit de coups redoublés. Son casque brisé meurtrit sa tête, et son sein se fait une armure des traits dont il est hérissé.
Cessez, insensés, de prétendre à lui percer le cœur : le dard, le javelot n’y peuvent plus atteindre ; il faut l’écraser sous la phalarique tournoyant sous l’effort du câble, et sous les débris des remparts ; c’est au bélier pesant, c’est à la baliste à renverser ce nouveau mur qui protège César et résiste à Pompée. Scaeva ne daigne plus se couvrir de ses armes, et, soit pour ne pas laisser oisive la main qui porterait le bouclier, soit pour éviter le reproche d’avoir voulu prolonger sa vie, il s’abandonne sans défense à tous les coups des assaillants. Enfin, accablé sous le poids des flèches dont il est couvert, comme il sent que ses genoux fléchissent, il ne songe plus qu’à choisir un ennemi sur qui tomber.
Tel l’éléphant dans les champs de Libye, percé de lances et de dards, qui n’ont pu pénétrer à travers sa dure enveloppe, les secoue en ridant sa peau ou les brise en repliant sa trompe, ainsi tant de traits, tant de blessures ne peuvent accomplir une seule mort.
Voilà cependant qu’un Crétois tend son arc et vise Scaeva : sa flèche part, et trop fidèle aux vœux de celui qui l’a décochée, atteint Scaeva et lui perce l’œil gauche. Scaeva rompant tous les liens qui attachent le globe sanglant et arrachant d’une intrépide main la flèche et l’œil qu’elle tient suspendu, les foule aux pieds l’un et l’autre. Ainsi, une ourse de Pannonie, furieuse de se sentir blessée du dard qu’un chasseur lui a lancé, se replie sur sa blessure, pour arracher le trait qui la suit en tournant avec elle.
Le front de Scaeva avait perdu sa férocité, une pluie de sang inondait son visage ; les cris de joie des vainqueurs remplissaient l’air, à peine eussent-ils marqué plus d’allégresse si le sang plébéien qu’ils voyaient couler eût été celui de César. Mais Scaeva tenant sa douleur renfermée au fond de son âme :
« Citoyens, » dit-il d’un air plein de douceur et comme ayant perdu courage, « citoyens, je vous demande grâce, détournez de moi le fer homicide ; il n’est pas besoin pour m’ôter la vie de me lancer de nouveaux traits ; il vous suffit d’arracher de mon sein ceux dont il est déjà percé. Emportez-moi vivant dans le camp de Pompée ; faites cette offrande à votre chef, il vaut mieux pour lui que l’exemple de Scaeva montre à renoncer à César, qu’à mourir d’une mort honorable. »
Le malheureux Aulus ajoute foi à ce langage plein d’artifice, et sans s’apercevoir que Scaeva tient son épée par la pointe, il se courbe pour l’enlever et l’emporter avec ses armes. Soudain, aussi prompt que la foudre, le glaive de Scaeva est plongé dans son sein. La force revient à Scaeva, et ranimé par ce nouvel exploit : « Ainsi périsse, dit-il, quiconque osera croire avoir réduit Scaeva. Si Pompée veut obtenir la paix de cette épée, qu’il rende les armes à César, qu’il prosterne devant lui ses aigles. Lâches, me croyez-vous timide et tremblant comme vous à l’aspect de la mort ? Sachez que le parti de Pompée et du sénat vous est moins cher qu’à moi l’honneur de mourir. »
Comme il disait ces mots, un tourbillon de poussière annonce que César arrive avec ses cohortes ; son approche épargne à Pompée le plus accablant des affronts, la honte d’avoir cédé à un seul homme et d’avoir vu son armée entière reculer devant Scaeva. Celui-ci que la chaleur du combat avait soutenu, tombe en défaillance dès que le combat cesse. Ses compagnons l’environnent en foule et le reçoivent. C’est à qui sera chargé de ce glorieux fardeau.
Il leur semble qu’une divinité se cache dans ce corps mutilé : ils adorent en lui la vivante image de la plus sublime vertu. Chacun s’empresse de retirer les flèches de ses blessures ; et les temples des dieux, les autels de Mars sont ornés de tes armes, ô Scaeva ! ô nom glorieux à jamais, si devant lui avait fui l’Espagnol indompté ou le Cantabre au court javelot ou le Teuton à la longue pique ! Ô Scaeva ! Tu ne suspendras point aux murs du Capitole les monuments de ta victoire. Rome ne retentira point du bruit de ton triomphe. Malheureux ! Fallait-il employer tant de vertu à te donner un maître !
Source : Lucain - La Pharsale, livre VI