Discernant autour de lui ce règne de l’individu libre, de la facilité, du sentiment, et de l’amour non pas seulement principe, mais base de sable mobile et but emporté par un tourbillon perpétuel, apercevant dans cet empoisonnement des sources de l’âme et du rythme le germe des maladies dont une société périt, M. Maurras a demandé à l’ordre mâle, dorique et classique, romain et catholique, français et politique les normes qui remettront et maintiendront un juste équilibre entre des fonctions bien distribuées et bien remplies. Un grand mal, toutes les formes du désordre. Donc un seul bien, toute la somme de l’ordre.
La spontanéité, l’indulgence féminine de chacun envers son propre génie, toute licence sauf contre l’amour, c’est-à-dire toute licence sauf contre une licence la plus grande, tout cela conduit fatalement et rapidement le long des pentes d’anarchie et de barbarie : « S’il faut de longs âges, un effort méthodique et persévérant, des inventions presque divines pour bâtir une ville, élever un État, constituer une civilisation, il n’y a rien de plus aisé que de défaire ces délicates compositions. Quelques tonnes de poudre vile renversent une moitié du Parthénon ; une colonie de microbes décime le peuple d’Athènes ; trois ou quatre basses idées systématisées par des sots n’ont point mal réussi depuis un siècle à rendre vains mille ans d’histoire de France. » Cette croyance en la force des idées malfaisantes est balancée chez M. Maurras par une foi vérifiée en la puissance des idées bienfaitrices, assez pour que ces idées mènent à l’action, — pas assez pour empêcher qu’un certain pessimisme entretienne aux racines et transporte au sommet de cette action la nudité saine et tragique d’un style mâle.
Que la sensibilité substitue le sens et le goût des séries harmonieuses et liées à l’amour des paroxysmes ! Des hommes d’aujourd’hui, de cette sensibilité souveraine contre laquelle il lutte, et contre laquelle le goût même du beau style ordonne de lutter pour la pourvoir de son frein d’or, M. Maurras écrit : « Il leur pèse de durer dans leurs propres résolutions, car ils redoutent d’être esclaves, et c’est l’être en quelque façon que d’obéir à soi, d’exécuter d’anciens projets, d’être fidèles à de vieux rêves. Ils se sont affranchis presque de la constance et l’univers entier les subjugue chaque matin. » Dans le règne esthétique, qui fut pour lui le premier et qui contribua à lui fournir une méthode de pensée, M. Maurras n’a jamais couronné que les puissances de l’ordre soit au moment où l’ordre va s’établir, soit au moment où l’ordre est créé : « Sans l’ordre qui donne figure, un livre, un poème une strophe n’ont rien que des semences et des éléments de beauté. » Un amour, une vie, de même.
Que l’intelligence substitue la connaissance raisonnée de la vérité impersonnelle au goût romantique et inorganique, au pailleté des opinions individuelles qui se succèdent ou s’accumulent ! « L’intéressant, le capital, ici, ce n’est pas ce qui est pensé par vous, ou par moi, ou par nos voisins différents, mais bien plutôt ce qu’il convient que tout le monde pense, en d’autres termes ce qui doit être pensé… J’accepte pour maîtresse et déterminatrice la puissance d’une vérité évidente ; mais la cohue et même le concert de vos opinions, leurs moyennes, leurs totaux et leurs différences m’intéressent à peine et ne me conduisent à rien. » Même loi dans votre pensée, pour vous-même, que hors de votre pensée, pour autrui : la souveraineté d’une idée générale et vraie qui dure, qui rayonne, qui engendre avec ordre et lumière ses conséquences, qui comporte comme une maison florissante une postérité indéfinie
Que l’action de l’individu ne s’oriente pas vers la satisfaction et la domination de l’individu, mais, pour saisir quelque bonheur, vers ce qui lui est étranger, et, pour réaliser par delà lui même le meilleur de lui, vers ce qui le dépasse et le comprend ! « Je n’avais qu’un désir, c’était d’atteindre l’individualisme. Et, le prenant de front, je voulais tenter de montrer que cette doctrine superficielle, fondée sur une vue incomplète de l’homme, ne manque rien tant que son but, à savoir le bonheur de l’individu. » Éternelle découverte, sans cesse recommencée, de toute expérience individuelle et de toute philosophie morale, depuis Platon jusqu’à Stuart Mill. Les puissances du style grec sont tendues sous une vie qui résiste comme un marbre au ciseau, et « le frein, l’obstacle, la difficulté et l’autorité sont parfois de grands éléments de bonheur. »
Source : Albert Thibaudet - Les Idées de Charles Maurras, Livre I, Le Romantisme Féminin