Nous, l’État le plus mûr et le plus avancé, nous montrons de nombreux symptômes de décadence. Comme un malade en péril se préoccupe de ce qu’il trouvera dans sa tombe, une nation qui se sent défaillir s’inquiète de son sort futur. De là ces hérésies politiques qui se succèdent. Le vieil ordre européen expire ; nos débats actuels paraîtront des luttes puériles aux yeux de la postérité. Il n’existe plus rien : autorité de l’expérience et de l’âge, naissance ou génie, talent ou vertu, tout est nié ; quelques individus gravissent au sommet des ruines, se proclament géants et roulent en bas pygmées. Excepté une vingtaine d’hommes qui survivront et qui étaient destinés à tenir le flambeau à travers les steppes ténébreuses où l’on entre, excepté ce peu d’hommes, une génération qui portait en elle un esprit abondant, des connaissances acquises, des germes de succès de toutes sortes, les a étouffés dans une inquiétude aussi improductive que sa superbe est stérile. Des multitudes sans nom s’agitent sans savoir pourquoi, comme les associations populaires du moyen âge : troupeaux affamés qui ne reconnaissent point de berger, qui courent de la plaine à la montagne et de la montagne à la plaine, dédaignant l’expérience des pâtres durcis au vent et au soleil. Dans la vie de la cité tout est transitoire : la religion et la morale cessent d’être admises, ou chacun les interprète à sa façon. Parmi les choses d’une nature inférieure, même en puissance de conviction et d’existence, une renommée palpite à peine une heure, un livre vieillit dans un jour, des écrivains se tuent pour attirer l’attention ; autre vanité : on n’entend pas même leur dernier soupir.
De cette prédisposition des esprits il résulte qu’on n’imagine d’autres moyens de toucher que des scènes d’échafaud et des mœurs souillées : on oublie que les vraies larmes sont celles que fait couler une belle poésie et dans lesquelles se mêle autant d’admiration que de douleur ; mais à présent que les talents se nourrissent de la Régence et de la Terreur, qu’était-il besoin de sujets pour nos langues destinées si tôt à mourir ? Il ne tombera plus du génie de l’homme quelques-unes de ces pensées qui deviennent le patrimoine de l’univers.
Voilà ce que tout le monde se dit et ce que tout le monde déplore, et cependant les illusions surabondent, et plus on est près de sa fin et plus on croit vivre. On aperçoit des monarques qui se figurent être des monarques, des ministres qui pensent être des ministres, des députés qui prennent au sérieux leurs discours, des propriétaires qui, possédant ce matin, sont persuadés qu’ils posséderont ce soir. Les intérêts particuliers, les ambitions personnelles cachent au vulgaire la gravité du moment : nonobstant les oscillations des affaires du jour, elles ne sont qu’une ride à la surface de l’abîme ; elles ne diminuent pas la profondeur des flots. Auprès des mesquines loteries contingentes, le genre humain joue la grande partie ; les rois tiennent encore les cartes et ils les tiennent pour les nations : celles-ci vaudront-elles mieux que les monarques ? Question à part, qui n’altère point le fait principal. Quelle importance ont des amusettes d’enfants, des ombres glissant sur la blancheur d’un linceul ? L’invasion des idées a succédé à l’invasion des barbares ; la civilisation actuelle décomposée se perd en elle-même ; le vase qui la contient n’a pas versé la liqueur dans un autre vase ; c’est le vase qui s’est brisé.
À quelle époque la société disparaîtra-t-elle ? quels accidents en pourront suspendre les mouvements ? À Rome le règne de l’homme fut substitué au règne de la loi : on passa de la république à l’empire ; notre révolution s’accomplit en sens contraire : on incline à passer de la royauté à la république, ou, pour ne spécifier aucune forme, à la démocratie ; cela ne s’effectuera pas sans difficulté.
Pour ne toucher qu’un point entre mille, la propriété, par exemple, restera-t-elle distribuée comme elle l’est ? La royauté née à Reims avait pu faire aller cette propriété en en tempérant la rigueur par la diffusion des lois morales, comme elle avait changé l’humanité en charité. Un état politique où des individus ont des millions de revenu, tandis que d’autres individus meurent de faim, peut-il subsister quand la religion n’est plus là avec ses espérances hors de ce monde pour expliquer le sacrifice ? Il y a des enfants que leurs mères allaitent à leurs mamelles flétries, faute d’une bouchée de pain pour sustenter leurs expirants nourrissons ; il y a des familles dont les membres sont réduits à s’entortiller ensemble pendant la nuit, faute de couverture pour se réchauffer. Celui-là voit mûrir ses nombreux sillons ; celui-ci ne possédera que les six pieds de terre prêtés à sa tombe par son pays natal. Or, combien six pieds de terre peuvent-ils fournir d’épis de blé à un mort ?
À mesure que l’instruction descend dans ces classes inférieures, celles-ci découvrent la plaie secrète qui ronge l’ordre social irréligieux. La trop grande disproportion des conditions et des fortunes a pu se supporter tant qu’elle a été cachée ; mais aussitôt que cette disproportion a été généralement aperçue, le coup mortel a été porté. Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aristocratiques ; essayez de persuader au pauvre, lorsqu’il saura bien lire et ne croira plus, lorsqu’il possédera la même instruction que vous, essayez de lui persuader qu’il doit se soumettre à toutes les privations, tandis que son voisin possède mille fois le superflu : pour dernière ressource il vous le faudra tuer.
Quand la vapeur sera perfectionnée, quand, unie au télégraphe et aux chemins de fer, elle aura fait disparaître les distances, ce ne seront plus seulement les marchandises qui voyageront mais encore les idées rendues à l’usage de leurs ailes. Quand les barrières fiscales et commerciales auront été abolies entre les divers États, comme elles le sont déjà entre les provinces d’un même État ; quand les différents pays en relations journalières tendront à l’unité des peuples, comment ressusciterez-vous l’ancien mode de séparation ?
La société, d’un autre côté, n’est pas moins menacée par l’expansion de l’intelligence qu’elle ne l’est par le développement de la nature brute : supposez les bras condamnés au repos en raison de la multiplicité et de la variété des machines ; admettez qu’un mercenaire unique et général, la matière, remplace les mercenaires de la glèbe et de la domesticité : que ferez-vous du genre humain désoccupé ? Que ferez-vous des passions oisives en même temps que l’intelligence ? La vigueur du corps s’entretient par l’occupation physique ; le labeur cessant, la force disparaît ; nous deviendrions semblables à ces nations de l’Asie, proie du premier envahisseur, et qui ne se peuvent défendre contre une main qui porte le fer. Ainsi la liberté ne se conserve que par le travail, parce que le travail produit la force : retirez la malédiction prononcée contre les fils d’Adam, et ils périront dans la servitude : in sudore vultus tui, vesceris pane. La malédiction divine entre donc dans le mystère de notre sort ; l’homme est moins l’esclave de ses sueurs que de ses pensées : voilà comme, après avoir fait le tour de la société, après avoir passé par les diverses civilisations, après avoir supposé des perfectionnements inconnus, on se retrouve au point de départ en présence des vérités de l’Écriture.
Source : François-René de Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe, quatrième partie, livre X