Observé par rapport à l’ensemble de tous les verticilles vivants, le phylum humain n’est pas un phylum comme les autres. Mais parce que l’Orthogénèse spécifique des Primates (celle qui les pousse vers une croissante cérébralité), coïncide avec l’Orthogénèse axiale de la Matière organisée (celle qui pousse tous les vivants vers une plus haute conscience), l’Homme, apparu au cœur des Primates, s’épanouit à la flèche de l’Évolution zoologique. En cette constatation culminaient, on s’en souvient, nos considérations sur l’état du Monde pliocène.
Quelle valeur privilégiée cette situation unique va-t-elle conférer au pas de la Réflexion ?
Il est facile de l’apercevoir.
« Le changement d’état biologique aboutissant à l’éveil de la Pensée ne correspond pas simplement à un point critique traversé par l’individu, ou même par l’Espèce. Plus vaste que cela, il affecte la Vie elle-même dans sa totalité organique, — et par conséquent il marque une transformation affectant l’état de la planète entière. » Telle est l’évidence qui, naissant de toutes les autres évidences peu à peu additionnées et liées au cours de notre enquête, s’impose irrésistiblement à notre logique et à nos yeux. Nous n’avions pas cessé de suivre, depuis les flottants contours de la Terre juvénile, les stades successifs d’une même grande affaire. Sous les pulsations de la géo-chimie, de la géo-tectonique, de la géo-biologie, un seul et même processus de fond, toujours reconnaissable : celui qui, après s’être matérialisé dans les premières cellules, se prolongeait dans l’édification des systèmes nerveux. La Géogénèse, disions-nous, émigrant dans une Biogenèse, qui n’est finalement pas autre chose qu’une Psychogénèse.
Avec et dans la crise de la Réflexion, ce n’est rien moins que le terme suivant de la série qui se découvre. La Psychogenèse nous avait conduit jusqu’à l’Homme. Elle s’efface maintenant, relayée ou absorbée par une fonction plus haute : l’enfantement d’abord, puis ultérieurement tous les développements de l’Esprit, — la Noogénése. Quand, pour la première fois, dans un vivant, l’instinct s’est aperçu au miroir de lui-même, c’est le Monde tout entier qui a fait un pas.
Pour les choix et les responsabilités de notre action, les conséquences de cette découverte sont énormes. Nous y reviendrons. Pour notre intelligence de la Terre, elles sont décisives.
Les géologues, depuis longtemps, s’accordent pour admettre la composition zonaire de notre planète. Nous avons déjà nommé la Barysphère, métallique et centrale, — entourée de sa Lithosphère rocheuse, — surmontée elle-même des couches fluides de l’Hydrosphère et de l’Atmosphère. A ces quatre surfaces emboîtées la Science s’habitue avec raison, depuis Suess, à ajouter la membrane vivante formée par le feutrage végétal et animal du Globe : la Biosphère, si souvent nommée dans ces pages ; — la Biosphère, enveloppe aussi nettement universelle que les autres « sphères », et même beaucoup plus nettement individualisée qu’elles, puisque, au lieu de représenter un groupement plus ou moins lâche, elle forme une seule pièce, — le tissu même des relations génétiques qui, une fois déployé et dressé, dessine l’Arbre de la Vie.
Pour avoir reconnu et isolé, dans l’histoire de l’Évolution, l’ère nouvelle d’une Noogénèse, nous voici forcés, corrélativement, de distinguer, dans le majestueux assemblage des feuillets telluriques, un support proportionné à l’opération, c’est-à-dire une membrane de plus. Autour de l’étincelle des premières consciences réfléchies, les progrès d’un cercle de feu. Le point d’ignition s’est élargi. Le feu gagne de proche en proche. Finalement l’incandescence couvre la planète entière. Une seule interprétation, un seul nom, sont à la mesure de ce grand phénomène. Juste aussi extensive, mais bien plus cohérente encore, nous le verrons, que toutes les nappes précédentes, c’est vraiment une nappe nouvelle, la « nappe pensante », qui, après avoir germé au Tertiaire finissant, s’étale depuis lors par-dessus le monde des Plantes et des Animaux : hors et au-dessus de la Biosphère, une Noosphère.
La Terre moderne. Changement d’âge
À toutes les époques, l’Homme a cru qu’il se trouvait à un « tournant de l’Histoire ». Et, jusqu’à un certain point, pris sur une spire montante, il ne se trompait pas. Mais il est des moments où cette impression de transformation se fait plus forte, — et devient particulièrement justifiée. Et nous n’exagérons certainement pas l’importance de nos existences contemporaines en estimant que sur elles un virage profond du Monde s’opère, au point de les broyer.
Quand ce virage a-t-il commencé ? Impossible, bien entendu, de le définir au juste. Comme un grand navire, la masse humaine ne modifie que graduellement sa course : si bien qu’il nous est loisible de suivre très bas, — jusqu’à la Renaissance au moins, — les premiers frémissements indiquant le changement de route. Une chose est claire, du moins. C’est que, à la fin du XVIIIe siècle, le coup de barre était franchement donné en Occident. Et depuis lors, malgré notre obstination parfois à nous prétendre les mêmes, c’est dans un nouveau monde que nous sommes entrés.
Changements économiques, d’abord. Si évoluée fût-elle, notre civilisation, il y a deux cents ans seulement, était toujours, fondamentalement, modelée sur le sol et sur le partage du sol. Le type du « bien », le nucléus de la famille, le prototype de l’État (et même de l’Univers !) c’était encore, comme aux premiers temps de la Société, le champ cultivé, la base territoriale. Or, petit à petit, en ces derniers temps, par suite de la « dynamisation » de l’argent, la propriété s’est évaporée en chose fluide et impersonnelle, — si mouvante, que la fortune des nations elles-mêmes n’a déjà presque plus rien de commun avec leurs frontières.
Changements industriels, ensuite. Jusqu’au XVIIIe siècle, et malgré beaucoup de perfectionnements apportés, toujours une seule énergie chimique connue, le Feu ; — et toujours une seule énergie mécanique utilisée : les muscles, multipliés à la machine, des humains et des animaux. Mais depuis lors !…
Changements sociaux, enfin. L’éveil des masses…
Rien qu’à observer ces signes extérieurs, comment ne pas soupçonner que le grand désarroi, où, depuis l’orage de la Révolution française, nous vivons dans l’Ouest, a une cause plus profonde et plus noble, que les difficultés d’un monde à la recherche de quelque ancien équilibre perdu. Un naufrage ? Ah que non pas ! Mais la grande houle d’une mer inconnue où nous ne faisons qu’entrer, au sortir du cap qui nous abritait. Ainsi que me le disait un jour Henri Breuil, avec sa brusque intuition coutumière, ce qui nous agite en ce moment, intellectuellement, politiquement, spirituellement même, est bien simple : « Nous venons seulement de lâcher les dernières amarres qui nous retenaient encore au Néolithique. » Formule paradoxale, mais lumineuse. Plus j’ai réfléchi depuis à cette parole, plus j’ai cru voir que Breuil avait raison.
Nous passons, en ce moment même, par un changement d’Age.
Age de l’Industrie. Age du Pétrole, de l’Électricité et de l’Atome. Age de la Machine. Age des grandes collectivités et de la Science… L’avenir décidera du meilleur nom pour qualifier cette ère où nous entrons. Le terme importe peu. Ce qui compte, en revanche, c’est le fait de pouvoir nous dire qu’au prix de ce que nous endurons, un pas de plus, un pas décisif de la Vie, est en train de se faire en nous et autour de nous. Après la longue maturation poursuivie sous la fixité apparente des siècles agricoles, l’heure a fini par arriver, marquée pour les affres inévitables d’un autre changement d’état. Il y a eu des premiers Hommes pour voir nos origines. Il y en aura pour assister aux grandes scènes de la Fin. La chance, et l’honneur, de nos brèves existences à nous-mêmes, c’est de coïncider avec une mue de la Noosphère…
La convergence du personnel et le point oméga
L’Évolution, avons-nous reconnu et admis, est une montée vers la Conscience. Ceci même n’est plus contesté par les plus matérialistes, ou du moins par les plus agnostiques, des humanitaires. Elle doit donc culminer en avant dans quelque Conscience suprême. Mais cette Conscience, justement pour être suprême, ne doit-elle pas porter en soi au maximum ce qui est la perfection de la nôtre : le reploiement illuminateur de l’être sur soi ? Prolonger vers un état diffus la courbe de l’Hominisation, erreur manifeste ! C’est uniquement vers une hyper-réflexion, c’est-à-dire vers une hyper-personnalisation, que la Pensée peut s’extrapoler. Autrement, comment pourrait-elle emmagasiner nos conquêtes qui se font toutes dans le Réfléchi ? Nous reculons, au premier choc, devant l’association d’un Ego avec ce qui est Tout. Entre les deux termes la disproportion nous paraît éclatante, — presque risible. C’est que nous n’avons pas assez médité la triple propriété que possède chaque conscience : 1) de tout centrer partiellement autour de soi ; 2) de pouvoir sur soi se centrer toujours davantage ; et 3) d’être amenée, par cette sur-centration même, à rejoindre tous les autres centres qui l’entourent. Ne vivons-nous pas à chaque instant l’expérience d’un Univers dont l’Immensité, par le jeu de nos sens et de notre raison, se ramasse de plus en plus simplement en chacun de nous ? Et, dans l’établissement en cours, par la Science et les Philosophies, d’une « Weltanschauung » humaine collective, à laquelle chacun de nous coopère et participe, n’éprouvons-nous pas les premiers symptômes d’un rassemblement d’ordre plus élevé encore, naissance de quelque foyer unique sous les feux convergents des millions de foyers élémentaires dispersés à la surface de la Terre pensante ?
Toutes nos difficultés et nos répulsions se dissiperaient, quant aux oppositions du Tout et de la Personne, si seulement nous comprenions que, par structure, la Noosphère, et plus généralement le Monde, représentent un ensemble, non pas seulement fermé, mais centré. Parce qu’il contient et engendre la Conscience, l’Espace-Temps est nécessairement de nature convergente. Par conséquent ses nappes démesurées, suivies dans le sens convenable, doivent se reployer quelque part en avant dans un Point, — appelons-le Oméga —, qui les fusionne et les consomme intégralement en soi. — Quelqu’immense que soit la sphère du Monde, elle n’existe et n’est saisissable finalement que dans la direction où (fût-ce au delà du Temps et de l’Espace) se rejoignent ses rayons. Bien mieux : plus immense est cette sphère, plus riche aussi, plus profond, et donc plus conscient s’annonce le point où se concentre le « volume d’être » qu’elle embrasse : — puisque l’Esprit, vu de notre côté, est essentiellement puissance de synthèse et d’organisation.
Source : Pierre Teilhard de Chardin - Le Phénomène humain