Cratès et Diogène – Lettres

Qu’il faille rechercher l’épreuve ou l’éviter, accepte l’épreuve afin d’y échapper : car dans l’absence d’épreuve, on n’évite pas l’épreuve, tandis que, dans l’état inverse, on la chasse.


C’est une belle chose que la loi, mais elle ne vaut pas mieux que la philosophie, car celle-là oblige, mais celle-ci enseigne à ne pas commettre l’injustice. Et autant il est moins bien de faire quelque chose sous la contrainte que de le faire volontairement, autant la loi est inférieure à la philosophie. C’est pourquoi il faut vous consacrer à la philosophie, et non à la politique. En effet, ce qui enseigne aux hommes à savoir pratiquer la justice vaut mieux que ce qui les oblige à ne pas commettre l’injustice.


Aux riches. Allez vous faire pendre : vous avez des lupins, des figues, de l’eau et des tuniques de Mégare, et pourtant vous partez en mer, vous cultivez quantité de terres, vous pratiquez la trahison, vous exercez la tyrannie, vous commettez des meurtres, et ainsi de suite, quand il faudrait rester en report. Quant à nous, nous sommes dans le repos absolu, affranchis de tout mal par Diogène de Sinope, et sans rien avoir, nous avons tout, alors que vous, en ayant tout, vous n’avez rien, parce que vous vivez dans la rivalité, la jalousie, la crainte et la vanité.


J’ai appris, Lysis, que depuis la bataille d’Érétrie tu ne cesses de t’enivrer. Si c’est vrai, tu pourrais au moins prendre en considération les paroles du sage Homère : « Le vin, dit-il, cause la perte du très illustre centaure Eurytion » et celle du Cyclope, malgré sa taille et sa force surhumaines. Si donc il a un mauvais effet même sur plus fort et plus grand que nous, quel effet, penses-tu qu’il aura sur nous ? Désastreux, je pense. Donc, pour éviter tout désagrément dont il serait la cause, je te conseille d’apprendre à en faire bon usage. Car il est absurde, si l’on pense qu’il ne faut pas céder à l’envoûtement de la musique, laquelle ne met pas hors d’eux-mêmes et ne jette pas dans le délire ceux qui en font bon usage, de penser en revanche qu’il faille céder au vin, en faire tellement plus d’usage que la musique et en avoir une pratique habituelle. Afin que ce présent de la divinité ne te retombe pas sur la tête si tu le dédaignes, mais que, si tu le tiens en estime, il te procure des plaisirs sans remords et te soit profitable, tâche donc, en fréquentant ceux qui sont maîtres de soi, d’apprendre à en user ainsi, puisque au demeurant tout homme dont l’existence s’écoule selon ce principe t’enseigne à vivre en accord avec la dignité et la justice, sans rien faire d’indigne ni de méprisable, mais en parlant et en agissant toujours selon la justice. La présence de ces vertus rend les hommes, dit-on, trois fois heureux, car ils jouissent pleinement de trois biens dans leur vie : en effet ceux qui ont l’âme maîtresse d’elle-même, qui ont le corps en bonne sante et qui se contentent des biens qu’ils possèdent, comment pourraient-ils ne pas être trois fois heureux ? C’est pourquoi, afin que tu jouisses de ces biens, je te conseille de ne pas négliger les recommandations que je t’adresse.


Ce n’est pas la campagne qui rend vertueux, ni la ville qui pervertit, mais c’est la fréquentation des hommes de bien et des vicieux. Des lors, si tu veux que tes enfants se tournent vers le bien et non vers le vice, envoie-les non pas à la campagne, mais chez un philosophe : c’est là que je me suis rendu moi aussi pour apprendre la morale. C’est par l’exercice en effet que s’acquiert la vertu, et ce n’est pas d’elle-même qu’elle pénètre dans l’âme, au contraire du vice.


Apres ton départ pour Thèbes, je remontais du Pirée en plein midi : aussi me voilà pris d’une soif intense. Je me précipitai donc à la source de Panops et, pendant que je tirais mon écuelle de ma besace, survint un serviteur des dieux, un de ceux qui cultivent la terre, et réunissant le creux de ses mains, il puisait à la source et buvait ainsi : il me parut que c’était plus ingénieux que l’écuelle, et je ne me crus pas déshonoré de suivre la leçon de morale que me donnait cet homme. Je me suis donc débarrassé de l’écuelle que j’avais et, tombant sur des gens qui se rendaient à Thèbes, je t’ai fait part de ce procédé ingénieux, car je ne veux rien savoir, en morale, que tu ne le saches aussi. De ton côté également, pour cette raison, tâche de faire des incursions sur la place publique, là où il y a foule, car il nous sera possible ainsi de découvrir, au hasards des rencontres, encore d’autres pratiques ingénieuses : vaste en effet est la nature, que, l’opinion évacue de la vie, mais que nous, nous restaurons pour le salut des hommes.


Je montais à Olympie après les jeux, et le lendemain je rencontrai sur ma route Cicermos, le champion de pancrace, qui avait reçu la couronne olympique, et avec lui une troupe considérable d’amis sur le chemin du retour. Quand il fut près de moi, je lui pris la main et lui dis « Renonce, malheureux, à ce sport si pénible, et finis-en avec une vanité qui t’a fait aller à Olympie et t’en ramène méconnaissable pour tes parents. Explique-moi, ajoutai-je, ce qui te rend si fier pour avoir cette couronne sur la tête, pour tenir en mains une palme et pour traîner après toi une pareille foules. » Et lui de répondre : « C’est d’avoir vaincu au pancrace tous ceux qui étaient à Olympie. — Quel homme ! Tu es admirable, dis-je, et tu as vaincu aussi Zeus et son frère ? — Non, dit-il. — Mais tu provoquais tous les concurrents, l’un après l’autre ? — Bien sûr que non, dit-il. — Alors si je comprends bien, tu as combattu avec certains, puis avec d’autres, selon le tirage au sort ? — C’est cela. — Mais alors comment as-tu osé dire que tu avais vaincu toi-même ceux qui ont été éliminés par d’autres ? Et puis encore, n’y avait-il que des hommes pour concourir au pancrace à Olympie ? — Il y avait aussi des enfants, dit-il. — Et les as-tu vaincus, en étant classé parmi les hommes ? — Certainement pas, puisqu’ils n’étaient pas dans ma catégorie. — Bon, tu as vaincu tous ceux de ta propre catégorie? — Oui. — Dis-moi, repris-je, ta catégorie était bien celle des adultes ? — Oui, répondit-il. — Et Cicermos combattait dans quelle catégorie ? — C’est de moi que tu parles ? Dans la catégorie des adultes, dit-il. —Tu as donc vaincu Cicermos ? — Bien sur que non, répondit-il. — Alors toi qui n’as vaincu ni les enfants ni les adultes, tu oses dire que tu as vaincu tout le monde ? Mais qui avais-tu, ajoutai-je, pour adversaires ? — Des célébrités de Grèce et d’Asie. — Plus forts que toi, égaux ou moins forts ? — Plus forts. — Tu déclares plus forts ceux que tu as battus ? — Non, égaux, dit-il. — Mais comment as-tu pu battre des égaux s’ils ne t’étaient pas inférieurs ? — Ils étaient moins forts, corrigea-
t-il. — Alors ne vas-tu pas cesser de te glorifier d’avoir eu le dessus sur des adversaires moins forts ? Es-tu seul à pouvoir en faire autant, et n’est-ce pas à la portée du premier venu ? Car enfin il n’est personne qui n’ait assez de force pour l’emporter sur moins fort que soi. Laisse donc tout cela, Cicermos, et combats non pas au pancrace ni contre des hommes, car tu leur seras inférieur dans peu de temps lorsque tu seras devenu vieux, mais tourne-toi plutôt vers le vrai bien, et apprends la constance non pas sous les coups de petits hommes, mais par l’action de l’âme, non pas avec les cestes et les poings, mais avec la pauvreté, l’obscurité, l’humble naissance et l’exil. Car si tu t’entraînes a mépriser ceci, tu vivras dans la félicité et tu n’auras point de peine à mourir ; mais si tu aspires à cela, tu vivras dans l’infortune. » Pendant que je lui tenais ce discours, il jeta à terre sa palme et il ôta de sa tête la couronne : il était prêt à s’interroger sur la voie à suivre.

Source : Lettres de Pseudo-Cratès et Pseudo-Diogène