La Voie du silence – Sphinx et Lions

František Kupka

Entre 1900 et 1903, Kupka élabore un ensemble d’œuvres qui semblent conçues selon une logique cyclique et constituent sa contribution majeure au symbolisme. Fait significatif de leur importance, les quatre compositions dont il s’agit existent en plusieurs versions et ont été pour certaines d’entre elles traitées selon différentes techniques, y compris l’estampe. Le cycle de gravures à l’aquatinte composé de L’Entêtement ou L’Idole noire, Les Nénuphars ou Le Commencement de la vie et La Voie du silence I et II s’apparente aux albums lithographiques d’Odilon Redon où la succession des planches correspond à une logique propre.

La Voie du silence I, 1900-1902
La Voie du silence II, 1900-1903

L’oeuvre de Poe, connue en France par les traductions de Baudelaire ou de Mallarmé, avait dès longtemps innervé l’imaginaire et l’esthétique du symbolisme. Que Kupka ait revendiqué cette filiation en publiant son dessin en regard du texte qui l’avait inspiré n’est pas surprenant. Si l’iconographie des autres images du cycle est sans relation connue à un texte, elle relève de toute évidence d’un symbolisme ésotérique. La Voie du silence I, où deux philosophes grecs introduisent aux mystères d’une allée de sphinx, le cheminement du néophyte dans La Voie du silence II se rattachent à une thématique que Kupka avait déjà explorée avec Quam ad causam sumus.

La Voie du silence (Sphinges), 1903

Gustave Moreau et la figure du Sphinx

Au Salon de 1864, presque tous les visiteurs s’accordèrent à dire que l’un des meilleurs tableaux, sinon le plus important, était Œdipe et le Sphinx de Gustave Moreau. Le peintre, bien qu’il eût trente-huit ans, faisait encore figure de nouveau-venu, car on avait oublié les quelques œuvres qu’il avait montrées une dizaine d’années auparavant ; sa rentrée sur la scène des arts fut interprétée comme un début éclatant, et sa carrière publique date en fait de cette année-là. Le sujet choisi, fréquemment exploité dans l’école classique, avait été traité par lui d’une façon pathétique, moderne, qui le renouvelait complètement. Le Sphinx, lionne à tête de femme, les ailes déployées, un fil de perles rouges ceignant ses reins musculeux, plantait ses griffes dans la poitrine d’Œdipe ; et celui-ci, crispé et sombre, était si tourmenté que Théophile Gauthier écrivit que Moreau avait peint « un Hamlet grec ». Le plus impressionnant était le regard fixe, intense, hypnotique, qu’échangeaient Œdipe et le Sphinx, comme d’un dompteur avec un fauve, chacun cherchant à faire reculer l’autre par la menace de ses yeux ; de ces êtres pétrifiés émanait une violence intérieure, plus véhémente, plus farouche, que celle de personnages exécutant des gestes désordonnés. Gustave Moreau utilisait là, pour la première fois dans toute leur ampleur, deux principes qui lui seront toujours chers : l’immobilité des corps et le luxe des accessoires. Rien à voir avec le calme prescrit par Ingres, qui voulait que l’on peignît les figures au repos. Chez Moreau, les corps sont immobilisés au paroxysme de la tension spirituelle, au moment où ils touchent le point extrême séparant l’équilibre de la chute, la raison de la folie. Et le luxe, loin d’être un vain étalage de trésors, est la lumière de la matière terrestre, s’opposant ou répondant à la lumière du ciel.

Gustave Moreau – Œdipe et le Sphinx

Malgré la diversité de ses recherches, Moreau ne cessa de revenir à ce thème d’Œdipe, avec notamment la Grotte du Sphinx, le Sphinx au cadavre, le Sphinx vainqueur, le Sphinx deviné. Il sentait qu’il y avait là une situation dramatique révélant la nature profonde de l’homme. On pourrait presque dire qu’il a découvert le complexe d’Œdipe avant les psychanalystes, à voir l’insistance qu’il met sur ce mythe. Mais il n’en retient que le rapport trouble de l’homme avec l’inconnu, du conscient avec l’inconscient. Le Sphinx dévorant, dont il définit en maintes scènes le caractère terrible, c’est la voix de l’inconscient qui, au nom des forces obscures de l’instinct, pose à l’homme des questions insolubles sur la vie, la mort, l’origine du monde. C’est l’inlassable questionneur secret qui engendre le doute, le pessimisme et le désespoir, et qu’il faut surmonter pour aller de l’avant en n’importe quelle entreprise.

Gustave Moreau – Sphinx dans une grotte

Lion et Sphinx dans l’Égypte antique

Suivant la conception religieuse des Égyptiens, le lion, préposé aux deux issues du monde souterrain, à l’occident et à l’orient, avait comme attributions spéciales la garde et la protection des lieux de culte. C’est ainsi que son image, gigantesque ou réduite, se trouvait placée soit à l’entrée des appartements secrets d’une chapelle royale, soit sur des barrières de bronze à la porte des temples, soit aux gargouilles des terrasses.

Le calme, la dignité, la force du fauve au repos, ont été rendus par les sculpteurs égyptiens avec une maîtrise qui n’a pas été égalée dans les autres pays. Il devait appartenir au clergé héliopolitain de rendre sublime cette noble figure, par une de ces combinaisons qu’affectionne l’esprit mythique égyptien, et d’en faire un être dans lequel se fondent d’une façon particulièrement heureuse le corps du félin et la tête humaine du dieu Toum, celle-ci prenant les traits du visage du roi régnant.

Le sphinx, comme les Grecs appelèrent l’animal divinisé, l’assimilant avec un des monstres de leur mythologie, ne cessa pas pour cela d’exercer ses fonctions de gardien. Le plus ancien représentant de cette lignée, et qui est en même temps le plus gigantesque, veille depuis plus de cinq mille ans sur la nécropole de Gizeh, au pied des pyramides. D’autres, ses contemporains, se faisaient face à l’entrée du temple de granit qui donnait accès à la chapelle funéraire de Khéphren.

Les rois du Moyen Empire firent sculpter de nombreux sphinx de grande taille qu’ils placèrent à l’entrée de leurs temples ; ces temples ayant pour ainsi dire tous disparu, leurs gardiens furent déplacés et réemployés ailleurs. Les pharaons du Nouvel Empire ne se bornèrent pas à les placer par paires devant les portes, ils en firent de véritables avenues aboutissant aux pylônes ou à l’entrée des sanctuaires, allées monumentales dont l’effet devait être particulièrement grandiose.


Et quand ils écrivent un homme éveillé ou encore gardien, ils dessinent une tête de lion : le lion, quand il est éveillé tient ses yeux fermés mais quand il s’assoupit, il les tient grands ouverts ; c’est là précisément le signe de la vigilance ; d’où vient que, symboliquement, ils ont placé des lions en guise de gardiens aux serrures des temples.


Une corbeille tressée en joncs de couleurs variées :

exprimait symboliquement l’idée maître ou seigneur, on représentait la même idée par l’image du sphinx :

combinaison d’une tête humaine avec un corps de lion, comme pour désigner la force morale unie à la force physique.


Selon Gardiner, le sphinx de Giza serait appelé 𓎛𓅱𓃭 (ḥw). Ḥw est, selon Gardiner « la parole qui commande » (authoritative utterance). C’est l’expression du pouvoir divin du dieu solaire Atoum ; puissance qui se manifeste dans l’image du sphinx . Ḥw est le « verbe créateur », la « parole magique » et il se trouve constamment associé à 𓋴𓇋𓄿 Śjȝ la « connaissance résultant de la perception » ; nous dirions : « l’Intelligence ». Ḥw et Śjȝ sont mis en parallèle avec la paire de lions Šw et Tfn.t dont nous aurons bientôt à parler.

Gardiner a d’ailleurs établi que Ḥw = Šw.

Nous trouvons cependant le nom de Ḥw donné à un personnage qui joue le rôle du sphinx ou lion Aker. Un curieux relief du temple de Dendéra nous montre, en effet, la vache céleste Nout ayant en son sein la barque solaire. La barque est dessinée sur les flancs de la vache, mais il est évident qu’elle est censée être à l’intérieur. Devant la vache se trouve un dieu androcéphale qui lui tend l’œuf du soleil. Son nom est indiqué au-dessus de lui : 𓎛𓅱𓊹 Ḥw ( = le commandement). Son rôle est clair ; « le commandement » ne peut être que la parole créatrice qui fera naître le dieu solaire.


Plutarque dit de la théologie des Égyptiens qu’elle est une sagesse pleine de mystères, ce qu’ils indiquent en plaçant de façon intelligente (« à dessein »?) des sphinx devant leurs temples. Nous avons déjà rapporté les paroles de Clément d’Alexandrie, pour qui le sphinx était symbole de force et d’intelligence.

Selon Synesius, le caractère animal du sphinx symboliserait la force, son caractère humain, l’intelligence.

Pour Chaeremon, le sphinx ne représenterait que ce qui est susceptible d’être saisi par l’intelligence.

La devinette que pose le sphinx à Œdipe est, à vrai dire, seulement bonne à amuser des enfants. Mais, lorsqu’on se rappelle que pour les Égyptiens, le soleil est enfant au matin, adulte à midi et vieillard le soir, l’énigme que pose le sphinx acquiert une autre signification. Elle devient alors, dit Kristensen, le mystère de sa naissance et de sa mort, le mystère de sa propre nature.


La porte du temple est « une porte de vie », de la vie mystérieuse dans Au-Delà.

Ce n’est pas sans raison que l’on place deux lions ou deux sphinx devant ou à l’intérieur de cette porte. Ainsi que nous le verrons plus tard, les deux lions appelés Aker, « Hier et Demain », etc. sont les génies des deux horizons, les gardiens de l’entrée et de la sortie de l’Au-Delà, bien plus, ils sont les agents de la résurrection du dieu solaire.

A l’origine, les deux sphinx ou lions encadrant une porte n’ont du être que des gardiens ; mais la porte du temple devenant l’entrée de l’Autre Monde, les lions ont pris le sens de « Hier et Demain », Aker, etc.

Dans les livres infernaux également, les portes et les pylônes sont gardes par des génies à tête de lion.


Un lion qui ne dort jamais est évidemment le meilleur des gardiens.

Strabon connaît bien les allées de sphinx : « Des sphinx de pierre sont placés sur toute la longueur et des deux côtés de l’avenue, distants les uns des autres de vingt coudées au moins. »

Elien nous raconte en parlant des lions dans les temples :

« En outre, les habitants d’Héliopolis Magna gardaient de tels lions dans les propylées de leur divinité, étant donné que, d’après ce que prétendent les Égyptiens, les lions participent à quelque chose de la nature divine. Cependant, à ceux à qui le dieu est favorable, ils apparaissent en songe et ils leur annoncent des oracles, ceux qui brisent leurs serments, ils les châtient sans rémission, sur-le-champ, car ils soufflent contre eux une juste colère. »

Elien dit que les Égyptiens croyaient que le lion était maître du sommeil et qu’il veille toujours.

Clément d’Alexandrie aussi rapporte :

« Les Égyptiens placent des sphinx devant les temples, étant donné que leur théologie est pleine d’énigmes et obscure, peut-être parce qu’il convient d’aimer et de craindre Dieu : l’aimer, car il est propice et bienveillant envers les hommes pieux ; le craindre, car il est justement inexorable envers les impies. »

Les auteurs grecs – qui n’ont quand même pas tout inventé – ont donc gardé vivace le souvenir de lions et de sphinx, gardiens de temples.


Au Nouvel Empire, Aker joue aussi un rôle dans la course du soleil. C’est un animal redoutable, puisqu’il avale le soleil au soir. Il préside aux portes de l’Autre Monde ; aux deux horizons, au couchant et au levant.

Il est double lion, c’est-à-dire double gardien.

La vignette du ch . 17 du Livre des Morts nous représente deux lions opposés, soutenant le ciel. Les textes ne lui donnent pas le nom d’Aker, mais c’est en principe la même conception. Le signe de la montagne dans laquelle le disque solaire se couche et se lève, soutenu par les deux lions, synthétise le rôle essentiel d’Aker et l’assimile au signe 𓈌 (horizon), dont les deux lions adossés reproduisent l’allure générale.

Papyrus d’Ani – Vignette 17 du Livres des Morts avec deux lions adossés entourant l’horizon

Ce sphinx, tiré d’une magnifique momie de la collection égyptienne de S. M. le roi de Sardaigne, existe sur le premier cercueil, au milieu de peintures d’autant plus curieuses, que plusieurs présentent, contre l’ordinaire des monuments de ce genre, un véritable intérêt historique. Le défunt, qui tenait un rang distingué dans l’ordre sacerdotal puisqu’il était voué au culte des souverains de la XVIIIe dynastie égyptienne, est représenté à genoux devant un autel chargé de pains sacrés et de fleurs de lotus. Auprès des offrandes et sur un piédestal richement décoré, repose le sphinx symbolique du Soleil : la tête humaine barbue et le corps du lion, sont de couleur verte ; une housse couvre son dos, et un grand uræus ailé s’élève en grands replis au-dessus de la croupe de l’animal fantastique, et exprime la puissance royale dont le dieu Phré, considéré comme le père des rois, était en quelque sorte la source et le prototype. Une petite image de la déesse Saté (la Junon égyptienne), assise entre les pattes antérieures du sphinx, paraît se rapporter à la même idée.

Le sphinx, qui est ici un emblème du dieu Phré, n’a jamais indiqué, comme c’est l’opinion commune, la présence de cet astre dans les signes du Lion et de la Vierge ; cette explication était d’autant moins fondée, que la tête humaine de la plus grande partie des sphinx de travail véritablement égyptien, est une tête mâle, caractérisée par la barbe, ce qu’on ne saurait rapporter à l’astérisme de la Vierge. Le seul passage des écrivains classiques, relatif à cet animal fantastique, et qui soit en harmonie parfaite avec les faits démontrés par les monuments, se trouve dans Clément d’Alexandrie, Ve livre des Stromates, où on lit que le sphinx, chez les Égyptiens, fut le symbole de la force unie à la prudence ou à la sagesse : la première de ces qualités était exprimée par le corps entier du Lion τὸ σῶμα πᾶν λέοντος, et la seconde par la face d’homme, τὸ πρόσωπον ἀνθρώτου, unie au corps de l’animal.

Le sphinx étant ainsi, dans les anaglyphes, le signe de deux qualités essentiellement propres à toutes les essences divines et aux êtres mortels les plus favorisés des dieux, devint, par cela même, un emblème commun à la plupart des divinités du premier et du second ordre, et aux souverains de l’Égypte. J’ai reconnu, en effet, sur les monuments, un grand nombre de dieux et de déesses, de pharaons, de Lagides et d’empereurs, représentés sous la forme même d’un sphinx ; ce qui exclut toutes les interprétations tirées de l’astronomie ou des phénomènes naturels, qu’on a voulu donner de cet emblème.

On distingue les sphinx, images symboliques des différentes divinités, par les insignes caractéristiques de chacune d’elles, placées sur la tête du monstre. Le disque solaire peint en rouge ou en vert, surmonte la coiffure du sphinx emblème du dieu Phré, et rappelait aux Égyptiens la force et la sagesse de l’être céleste qui, dans leur système cosmologique, régissait et gouvernait l’univers matériel.


Démocrite dit que le lion est le seul animal à naître les yeux grand ouverts […] D’autres ont remarqué qu’il remue la queue même dans son sommeil, ce qui est pour lui apparemment une façon de montrer qu’il n’est pas complètement inerte et que le sommeil qui l’a enveloppé et s’est emparé de lui ne l’a pas terrassé comme il le fait avec tous les autres animaux. Il parait que les Égyptiens qui ont remarqué que le lion serait plus fort que le sommeil et resterait toujours en éveil. Et je me suis laissé dire que c’est là-dessus qu’ils se fondent pour assigner le lion au soleil. C’est un fait que le soleil, comme ils le disent, est le dieu qui travaille le plus assidûment et qu’il ne ne se repose jamais, soit qu’il apparaisse au-dessus de la terre, soit qu’il accomplisse son itinéraire souterrain.


Bien qu’il soit endormi, ses yeux veillent, car ils sont ouverts.


Selon Manéthon, fr. Etymologicum magnum, le mot λέων : « lion » viendrait de λάω « je vois », verbe rare et défectif. Le lion passait en effet pour ne jamais dormir. Mais cette explication fondée sur une parétymologie à la grecque n’est peut-être que le reflet d’une autre à la mode égyptienne : mai : « lion » et « je vois » maa : « voir » sont deux mots presque homonymes…

En outre, la figure du lion-gardien a de nombreuses références mythologiques et iconographiques, en rapport avec la déesse-lion Sekhmet dont les statues protègent l’accès des temples. Lion-verrou, elle garde la Grande Porte du temple d’Apet à Karnak : Je suis le verrou de la grande porte de la demeure de mon seigneur. Je chasse quiconque s’approche de lui.

À date tardive, le mot kheken « barrière mobile, verrou » a pour déterminatif un lion. Il s’agissait de poutres dont l’extrémité était sculptée en forme d’arrière-train de lion. On peut penser aussi à la silhouette léonine du Sphinx.

C. Rhodiginus met en rapport la valeur solaire du Lion et sa vigilance, d’après Horus. Pour Valeriano : lion = vigilance et bonne garde. Idem chez Capaccio et chez Juan de Horozco : un Lion, « gardien parce qu’il dort les yeux ouverts » garde la porte d’un temple.

Pour Ripa, le Lion symbolise la Vigilanza. Le Lion place à la porte d’une église suggère que : dans l’Eglise on doit veiller en esprit dans les prières, bien que le corps semble dormir aux actions du monde.

Apres lui, l’Iconologie place un Lion auprès de la Vigilance puisque ses yeux ne sont jamais si bien ouverts que lors qu’il repose et donne le Lion comme compagnon de la Raison d’Estat car pour la conservation d’un Etat, la Vigilance doit estre jointe à la Force.