Eugène Drevet – Le Japon au 19e siècle

Ce que le Japon doit à la France

Sous la surgie violente des souvenirs angoissants d’alors, son être tout entier frémissait. Le ressentiment farouche du samouraï se réveillait en lui et le transformait à mes yeux. Ses gestes brusques, nerveux, me paraissaient démesurés. Sa silhouette trépidante se détachait grandie sur le ciel d’un noir laiteux. Malgré l’obscurité, je vis fulgurer dans son regard la flamme mauvaise que tant de gens dardaient sur moi au Japon pendant la guerre.

Sa voix altérée par la colère s’était faite méchante, très dure, et je fus secoué d’un frisson quand il lança, dans un sifflement dont je gardai en moi longtemps l’écho, cette vive apostrophe : « Comment voulez-vous qu’après tout cela nous ne vous haïssions pas ? »

Puis il marcha longtemps, frappant très fort du talon sur le pont silencieux et solitaire. Malgré sa stature si petite, ses enjambées étaient immenses.

Enfin, il s’assit, se rapprocha de moi.

― Cependant, nous aurions pu, nous aurions dû rester des amis, c’était votre intérêt, c’était le nôtre.

Sa voix s’était radoucie.

― Mais, repris-je, n’est-ce pas vous qui nous avez abandonnés les premiers pour vous jeter dans les bras de l’Allemagne après nos malheurs, après 1870 ?

— C’est vrai, mais souvenez-vous qu’après la révolution qui ouvrait à notre pays une vie nouvelle nous voulions devenir un peuple grand et fort ; or c’est pour cela que nous étions à votre école. Vous fûtes battus, c’était donc que l’adversaire était plus fort que vous ; nous allâmes à l’adversaire, mais notre sympathie resta avec vous. Et la preuve que cette sympathie a des racines profondes chez nous, c’est que déjà on oublie vos torts. Le général Fukushima qui est ici, et d’autres personnages officiels chez nous, sont tenus encore par devoir à une certaine réserve, mais ils savent bien que cela ne peut durer et que nous retournerons naturellement vers vous, car notre caractère, notre tempérament, notre pays, son histoire et son évolution trouvent chez vous de nombreux points de commune ressemblance.

De même que la France par la grande Révolution a brisé avec son passé au nom de la civilisation et de la liberté, de même le Japon au nom d’aussi généreux principes a renversé le régime féodal par la restauration et s’est renouvelé de fond en comble. De même que l’Europe tout entière s’est rénovée par la Révolution française, de même l’Extrême-Orient se transforme sous l’intelligente impulsion du Japon moderne. Ainsi que le développement de la France lui valut des jalousies et des guerres, ainsi l’essor du Japon créa des rivalités qui déterminèrent deux guerres terribles mais glorieuses, imposant sa supériorité. Cette supériorité il la doit à l’esprit nouveau qui nous transforme et dont nous vous sommes sur certains points redevables.

Car nous n’avons pas seulement subi l’influence de vos militaires, de vos ingénieurs et de vos jurisconsultes. Le génie de plusieurs de vos grands hommes et de vos littérateurs était compris et admiré. On lisait Victor Hugo, Lamartine, Dumas père et Balzac. Et si la gloire de Napoléon y brillait d’un éclat tout particulier, les noms de Thiers, de Gambetta et de Pasteur n’y étaient pas ignorés.

Enfin, de tous les peuples d’Europe, vous êtes celui que nous sentons le plus proche de nous, parce que vous êtes ouverts, accueillants et pitoyables ; parce qu’un vain préjugé de race ne vous interdit pas de témoigner de la sympathie à qui la mérite, parce qu’enfin, pour vous, nous sommes des hommes avant d’être des jaunes ! »

Des jaunes ! Cette appellation méprisante et injuste, si blessante à l’amour-propre nippon, est à coup sûr leur grief le plus amer contre l’Occident.

Cet aveu me remit en mémoire une scène assez émouvante dont j’avais été le témoin un an auparavant, pendant la guerre, chez des officiers français dont j’étais l’hôte momentané. C’était dans une garnison de Chine où les troupes de toutes les grandes nations vivent côte à côte et dans des termes de cordial voisinage.

Un colonel japonais et ses officiers désignés pour l’armée en campagne venaient faire leurs adieux aux officiers français. « Messieurs, leur dit le colonel, avant de vous quitter, je tiens à vous remercier de l’estime flatteuse en laquelle vous nous avez, mes officiers et moi, toujours tenus. Vous nous considériez comme des réels camarades, et alors que chez d’autres, chez des alliés même, nous devinions de la froideur et de la morgue et parfois du dédain, c’était toujours de la franche et réconfortante cordialité que nous trouvions chez vous.

Gentillesses et amabilités de mousmés

La gloire désirée par ces Nippons, c’est une gloire taillée dans les lambeaux de celle de leurs adversaires, qu’ils jugent vieillie et surfaite. Rien ne les arrêtera, qu’une même impétuosité dans l’action et qu’une même superbe abnégation devant le sacrifice. Aucun épouvantail, fût-il millénaire et sacré, ne les déviera de leur route, pas même les obstacles les plus insurmontables, parce que ces obstacles sont d’un irrésistible attrait pour eux, et parce qu’ils éprouvent en dépit même de la mort un orgueilleux plaisir à les surmonter.

C’est ainsi et pour cela que les Japonais marchent et que les Russes constamment reculent. « Nihon make Ruski toujours go bak », me dit une compagne de voyage dans son langage national pittoresquement agrémenté de quelques mots d’anglais et de français, toute sa science. Et, bien que cette satisfaction évidente, se traduisant sur son visage et celui de ses compatriotes, m’irrite à l’égal d’un défi jeté non seulement aux Russes, mais à l’Occident tout entier, je m’efforce de n’en rien laisser paraître ; car n’ai-je pas à me louer de leurs bons procédés à mon égard pendant cette pénible journée ? En effet, ayant dès le début du voyage complaisamment satisfait leur penchant naturel à la curiosité et à l’interview, ils me savent gré par la suite de m’être livré à demi et se livrent quelque peu en retour ; ils me racontent de longues histoires que je ne comprends pas, mais nous devenons des amis quand même. Nous mangeons du riz et du poisson sec dans les mêmes petites boîtes, non sans de nombreuses politesses, et nous buvons de l’eau et de la bière à la même bouteille avec non moins de petits saluts et de cérémonies. Tout le long du jour pour se délasser on change aimablement de sièges, abandonnant les caisses trop dures où le corps est d’aplomb, pour un ballot plus moelleux, mais qui oscille. Les couvertures et les manteaux sur tous les voyageurs indifféremment s’étendent sous la pluie, tour à tour plusieurs ombrelles s’ouvrent sur ma tête pour la protéger des rayons trop méchants. Ce que je lis, ce que j’écris intrigue ; mon costume et mes bagages sont l’objet de nombreux commentaires ; mes journaux, mes livres, ma jumelle et mon kodak dans toutes les mains successivement s’arrêtent ; des mousmés devenues familières explorent mon petit sac, le fond de mes poches même, mais cela parce que je m’y prête et parce que cette curiosité m’amuse. Une vieille mousmé que mon air bon enfant ravit me passe silencieusement à intervalles réguliers une tranche d’orange avec des saluts et un sourire. Une autre tire de ses manches profondes un petit carré de papier qu’elle me présente et, épongeant sa sueur d’un papier semblable, m’invite à suivre son exemple. Connaissant le russe, elle s’évertue à vouloir me le faire comprendre et paraît s’étonner que les gens d’Occident ne parlent point tous la même langue. Voyons ! est-ce que les habitants du grand Japon se servent entre eux de différents langages ?

Quels progrès avons-nous réalisés depuis ?

Ne s’est-on pas imaginé voir aussi dans une certaine catégorie de femmes japonaises, des femmes guerrières, intrépides, tirant de l’arc et jouant au besoin du sabre du samouraï ; ne s’imaginait-on pas toutes les femmes japonaises inculquant à leurs enfants l’instinct et l’amour de la lutte, amoureuses elles-mêmes des choses guerrières ? La femme japonaise est moins que cela, mais elle est une mère admirable et tendre, et c’est assez pour qu’à l’exemple des nôtres, la guerre l’effraie, la torture et lui apparaisse comme la pire des calamités puisqu’elle lui arrache ses enfants.

Et ce qui prouve que cette guerre, aux yeux de toutes les mères japonaises, n’était pas un événement heureux ni désiré, ce sont les larmes publiques qu’elles ne pouvaient retenir, en dépit de la réprobation que leur valait cette faiblesse, dans ce pays où le devoir exige que la douleur se masque d’un perpétuel sourire.

N’a-t-on pas dit encore que le Bushido, code chevaleresque et moral des samouraïs, avait fait la victoire japonaise parce que toute l’armée, toute la nation même, était imbue de ces généreux et héroïques principes ? — erreur encore accréditée fortement en Europe pendant la guerre par les publications du baron Suyematsu sur le culte national du Bushido. Or, les fidèles survivants de la vieille armée et du vieux régime mis à part, les jeunes générations d’officiers formées depuis Meiji trouvent leur règle de conduite dans la connaissance et l’application de principes plus simples et moins antiques, « principes qui ne diffèrent guère d’ailleurs quant au devoir militaire, de ceux en honneur dans les armées européennes et ne leur sont nullement supérieurs en noblesse et en élévation ». Donc, dégagée de toutes les exagérations hyperboliques, dont nos imaginations éprises « de causes nouvelles ou supérieures » se sont plu à l’entourer, la valeur du soldat japonais, tout comme chez le nôtre, trouve sa cause et sa force initiales dans l’amour du pays, le désir de son indépendance et de sa grandeur.

Les Japonais ne furent ni plus grands ni plus héroïques que nos sublimes soldats de 1793, que les étonnants grognards de l’Empire qui firent trembler l’Europe ; que nos africains intrépides qui nous dotèrent de l’Algérie au prix de fatigues et de souffrances inouïes, et de privations toujours recommencées. Les soldats japonais ne furent ni plus valeureux que nos glorieux soldats d’Italie et nos rudes soldats de Crimée, ni plus superbes que les héroïques vaincus de 1870, nos frères malheureux, qui malgré l’adversité, illustrèrent de tant de pages admirables leur lamentable histoire !

Or ces vertus, chez nous, ne peuvent être mortes. Une trop longue lignée d’ancêtres glorieux en a laissé dans notre sang le germe impérissable. Il nous suffira de les faire renaître et de les cultiver par une éducation morale dévouée et sérieuse.

Et cette éducation, qui peut plus facilement et plus profitablement la donner que ceux-là mêmes qui sont chargés d’apprendre leur devoir de soldat à tous les Français de l’armée nouvelle ? L’officier, non plus seulement le trop sévère professeur de ses hommes, mais devenu leur compagnon de devoir, leur conseiller et leur guide, — c’est l’armée de demain…

Cela encore n’est point une leçon de la dernière guerre, puisque le rôle moral de l’officier est une obligation de notre règlement actuel, élaboré bien avant 1904 : « L’officier n’est pas seulement l’instructeur de ses hommes, il en est surtout l’éducateur. C’est dans ce dernier rôle qu’il affirmera sa supériorité et créera cette confiance et cette subordination volontaires qui feront que le « Suivez-moi » du chef ne sera jamais un vain mot, et que là où il ira, il trouvera toujours le soldat français derrière lui. »