Aristophane de Byzance – Probité et savoir

Aussi, autant nos ancêtres méritent reconnaissance, autant sont répréhensibles, en revanche, ceux qui, dérobant les écrits, les revendiquent comme les leurs propres ; et ceux dont les écrits ne reposent pas sur une réflexion personnelle, mais qui, animés par la jalousie, outragent l’œuvre d’autrui et s’en font une gloire, ceux-là doivent être non seulement blâmés mais aussi condamnés et punis pour leur conduite impie.

Aussi bien les anciens, à ce qu’on rapporte, n’ont pas manqué de poursuivre avec beaucoup de soin le châtiment de ces crimes. Et ce qui est résulté des jugements qu’ils ont prononcés a ce sujet, il n’est pas hors de notre propos de le raconter, suivant la tradition qui nous est parvenue.

Comme les rois Attalides, séduits par les charmes puissants des études littéraires, avaient créé à Pergame, pour le plaisir de tous, une magnifique bibliothèque, Ptolémée lui aussi, animé d’une jalousie sans bornes et d’une ardente envie, n’avait pas prodigué moins d’efforts pour en constituer une de même type à Alexandrie. Lorsque, au prix de bien des soins, il fut parvenu à ce résultat, il pensa que cela ne suffisait pas s’il ne cherchait à l’accroître par des productions nouvelles dont il jetterait les semences. C’est pourquoi il fonda des jeux en l’honneur des Muses et d’Apollon et institua prix et distinctions pour les vainqueurs des compétitions littéraires comme pour ceux des joutes athlétiques.

Ces mesures étant prises, vint le moment des jeux, et il fallait désigner pour porter une appréciation un jury de lettrés. Le roi qui disposait déjà de six personnalités choisies parmi les citoyens, mais qui ne pouvait pas en trouver aussi rapidement une septième qui fût qualifiée, en référa aux responsables de la bibliothèque et leur demanda s’ils connaissaient quelqu’un qui fût apte à cette tâche. Ils lui répondirent alors qu’il y avait un dénommé Aristophane qui, chaque jour, avec une extrême ardeur et une extrême attention, lisait de bout en bout tous les livres les uns après les autres. Et c’est ainsi que dans l’assemblée des jeux, où des places réservées avaient été assignées aux juges, Aristophane, convoqué avec les autres, alla s’asseoir à la place qu’on lui avait attribuée.

La première compétition s’engagea ; c’était celle des poètes, qui lurent leurs œuvres, et le peuple tout entier manifestait pour signifier aux juges la décision à prendre. Aussi, lorsqu’on demanda son avis à chacun, six d’entres eux se prononcèrent dans le même sens, et c’est à celui dont ils avaient remarqué qu’il avait été le plus apprécié de la foule qu’ils attribuèrent le premier prix, et le second à celui qui suivait. Mais Aristophane, quand on lui demanda son avis, voulut que fût proclamé vainqueur celui que le peuple avait le moins apprécié.

Comme le roi et tout le public s’indignaient violemment, Aristophane se leva, et, sur sa demande, obtint qu’on le laissât parler. On fit donc silence et il révéla qu’un seul des concurrents était un poète : les autres avaient lu des morceaux dont ils n’étaient pas les auteurs ; or le devoir des juges était d’apprécier non pas des vols, mais des œuvres. Le peuple s’étonnait, le roi hésitait : Aristophane, sûr de sa mémoire, fit sortir d’armoires qu’il indiqua un grand nombre de volumes, et, les comparant avec les morceaux qui avaient été lus, força les plagiaires eux-mêmes à reconnaître leur faute. Aussi le roi ordonna-t-il qu’on les inculpât de vol, et, après condamnation, il les renvoya couverts d’opprobres ; quant à Aristophane, il le combla d’immenses faveurs et lui confia la direction de la bibliothèque.