Jeanne Hachette et les Dames de Beauvais

Jeanne naquit à Beauvais, le 14 novembre 1454, d’une famille bourgeoise. Son père, Jean Fourquet était l’un des officiers supérieurs des gardes du palais de Louis XI ; mais bientôt il perdit à la fois la confiance du roi et son grade. Fourquet, pour se venger, trahit son souverain et embrassa le parti des princes qui se liguèrent contre lui.

Il périt l’année suivante, à la bataille de Montlhéry, entre Louis XI et son frère, le duc de Berry (14 Juillet 1455).

Jeanne, restée orpheline sans fortune, fut adoptée par une dame Laisné qui l’éleva près d’elle jusqu’à l’âge de dix-huit ans.

Cette histoire de Jean Fourquet est traitée d’apocryphe par divers écrivains d’une autorité incontestable. Selon eux, Jeanne aurait été fille de Mathieu Laisné, simple artisan de Beauvais et d’une dame Fourquet ; et, comme à cette époque, les femmes mariées gardaient leurs noms primitifs, les Beauvaisins auraient conservé à la fille le nom de sa mère.

Antoine Loysel, le premier historien de Beauvais, écrit : « Une fille de la ville, nommée Jeanne Laisné, dite Fourquet, fut affranchie de toutes impositions. » — Une lettre de Louis XI, que nous citons plus loin, confirme cette version.

En 1472, les Bourguignons, sous les ordres du duc de Bourgogne Charles le Téméraire, étaient venus assiéger la ville de Beauvais au nombre de quatre-vingt mille. Beauvais couvrait Paris, et, sans la résistance intrépide des habitants, bientôt secondés par toutes les troupes réglées dont le Roi pouvait disposer, la France entière courait les plus grands dangers. L’historien Philippe de Commines déclare que la ville fut préservée par une sorte de miracle, tant l’armée des assiégeants était nombreuse, ardente et formidable.

L’auteur du Journal du siège de Beauvais, rédigé peu de temps après le départ des Bourguignons, rapporte que, dès les premiers jours de l’attaque, les Beauvaisins, abandonnés à eux-mêmes, soutinrent deux assauts meurtriers livrés simultanément aux deux portes opposées. Les femmes, les filles, les enfants, prenant alors part à la commune défense, fabriquaient des arbalètes, portaient des flèches, de la poudre, des pierres, des tonneaux remplis d’huile bouillante, de résine et de plomb fondu.

Cependant, une jeune fille, apercevant un porte-étendard bourguignon, se jeta sur lui, saisit l’étendard et revint le déposer dans l’église des Jacobins. Voici les termes de la relation :

« Au premier assaut (à la porte du Lymaçon), furent plusieurs des Bourguignons tués, entre autres celuy qui avoit planté le principal estendard, d’une arbaleste qui luy fut deschargée… Au regard de l’autre assaut (à la porte de Bresle), ils ne furent pas moins vaillamment accueillis par les habitants, tant à l’ayde de leurs femmes et filles qui leurs portoient sur la muraille grosses pierres de toutes sortes, avec grande quantité de trousses, de flesches et de poudres… tant en ce que l’on y porta le précieux corps et digne châsse de la glorieuse vierge Sainte Agadrême, patronne de Beauvais… Et n’est à oublier qu’audit assaut, pendant que les Bourguignons dressoient eschelles et montoient sur la muraille, une desdites filles de Beauvais, nommée Jeanne Fourquet, sans autres bastons ou aydes, print et arracha à l’un desdits Bourguignons l’estendard qu’il tenoit et le porta en l’église des Jacobins…»

On sait qu’à la suite de cette défense mémorable, Charles le Téméraire fut obligé de lever le siège.

Par une ordonnance de Louis XI, en date du mois de juin 1473, les femmes et filles de Beauvais, dont le Roi rappelle le dévouement et le courage, sont autorisées à prendre le pas sur les hommes à la procession annuelle de la victorieuse Sainte Agadréme (10 juillet), « et en outre, il est dit que toutes les femmes et filles qui sont à présent et s­ront à tout jamais en ladite ville, se puissent, le jour de leurs nopces, et toutes autres fois que bon leur semblera, parer, vestir, et couvrir de tels vestemens, paremens, joyaux et ornemens que bon leur semblera, sans que, pour ce, elles puissent estre aucunement notées, reprises ou blasmées, de quelque estat ou condition qu’elles soient. Donné à Amboise, etc. »

En accordant aux Dames de Beauvais de tels privilèges, le Roi les élevait en quelque sorte à la dignité chevaleresque dont elles s’étaient rendues véritablement dignes par leurs exploits, car les femmes de chevaliers avaient seules le droit de se parer d’or, d’hermine et de soie.

Quelques mois après, lorsque Louis XI vint visiter Beauvais, il désira voir l’héroïne dont les hauts faits lui avaient été particulièrement signalés par le maréchal de France Joachim de Rohaut, chargé du commandement de la ville, au moment même du siège.

Jeanne fut donc présentée au Roi, qui non seulement voulut féliciter publiquement la noble jeune fille, mais daigna la marier avec un nommé Colin Pilon qu’elle aimait ; puis, nous l’avons déjà dit plus haut, il affranchit les époux de toutes tailles et redevances, ainsi qu’il résulte de la lettre-patente ci-jointe :

« Pour la considération de la bonne et vertueuse résistance qui fut faite l’année derrenière passée, par nostre chière et amée Jeanne Laisné, fille de Mathieu Laisné demeurant en nostre ville de Beauvais, à l’encontre des Bourguignons, tellement que elle gaigna et retira devant elle ung estendard ou bannière desdits Bourguignons, ainsy que nous estant derrenièrement en nostre dicte ville, avons esté informé, nous avons, pour ces causes, en faveur du mariage de Colin Pilon et elle, conclud et accordé que lesdits Colin Pilon et Jeanne sa femme soient, leur vie durant, francs, quictes et exempts de toutes les tailles qui sont et seront d’ores en avant mises sus, et aussy de guet et de garde-portes. Si vous mandons, etc. Donné à Senlis, le 22 février, l’an de grâce 1474. »

L’union de Jeanne et de Colin Pilon fut d’une courte durée : ce dernier périt au siège de Nancy, en 1477, l’année même où Charles le Téméraire succombait sous les murs de cette ville.

Jeanne, devenue veuve, et n’ayant pas de postérité, épousa en secondes noces son cousin du côté maternel, Jean Pierre Fourquet. Le nom de Jeanne Hachette, qui lui est resté, lui avait été donné, dit-on, à cause d’une petite hache dont elle avait été vue se servant pour combattre les Bourguignons.