Il est à peu près inutile de dire que Platon a autant d’horreur pour la démocratie que pour les Athéniens. Il déteste même les Athéniens surtout parce qu’ils sont démocrates. Pour parler comme Bossuet, avec une variante, l’une de ces choses lui fait détester l’autre ; car s’il déteste les Athéniens comme étant le peuple où la démocratie s’épanouit le plus largement, il déteste aussi la démocratie comme achevant de pervertir les Athéniens et de les rendre plus absurdes. On l’a déjà vu, la démocratie, pour Platon, c’est l’incompétence. Elle consiste à confier le pouvoir non à ceux qui savent, et qui par conséquent pourraient diriger ; mais à ceux qui par définition ne savent rien et ne peuvent rien diriger du tout, si ce n’est au gré de leurs passions.
C’est même comme son caractère essentiel de mettre la passion où il faudrait le savoir, et de mettre exclusivement la passion là où la passion devrait être exclue. On peut appeler, si l’on veut, la politique la science du gouvernement ou la « science royale ». Cette science appartient sans doute à ceux qui l’ont étudiée. La démocratie consiste à ne pas tenir compte de ceux qui ont étudié cette science et à ne tenir compte que de tous les autres En effet, elle transporte la souveraineté des plus sages ou des plus instruits aux plus nombreux. Or les ignorants étant les plus nombreux, dans ce nombre les plus sages et les plus instruits sont comme s’ils n’étaient pas, et le résultat de l’opération a été de les exclure et de les supprimer comme si on les exilait.
La démocratie a donc pour objet et même pour objet unique de supprimer la compétence et de la remplacer par l’incompétence même. Elle fait, pour ce qui est de gouverner l’État ce qu’on ferait si pour monter une tragédie, on s’adressait et l’on se confiait à tous ceux qui s’y intéressent, sauf le chorège et le poète tragique. C’est une méthode qui peut paraître singulière ; mais il faut tenir compte de ceci que la démocratie a le culte et comme l’idolâtrie de l’incompétence et se défie de la compétence comme de son ennemi.
Il ne faut pas s’étonner de cela. On peut le déplorer ; mais il ne faut pas s’en étonner. Il en est d’un peuple comme d’un individu et d’une cité exactement comme d’une âme. Or ne voyez-vous pas qu’il y a des âmes, et nombreuses, et les plus nombreuses peut-être, qui méconnaissent la partie saine d’elles-mêmes, ou qui, plutôt, sans la méconnaître, ne peuvent point se résigner à lui obéir et en définitive aiment mieux être gouvernées par leur ignorance que par leur savoir ? — « Quelle est la plus grande ignorance ? La voici, à mon avis. C’est lorsque, tout en jugeant qu’une chose est belle ou bonne, au lieu de l’aimer on l’a en aversion, et encore lorsqu’on aime et embrasse ce qu’on reconnaît comme mauvais ou injuste. C’est cette opposition qui se trouve entre nos sentiments d’amour ou d’aversion et le jugement de notre raison que j’appelle une ignorance extrême. Elle est en effet la plus grande, parce que, si on envisage notre âme comme un petit État, elle en affecte la partie mobile, celle où résident nos plaisirs et nos peines et qu’on peut comparer à la multitude et au peuple. J’appelle donc ignorance cette disposition de l’âme qui fait qu’elle se révolte contre la science, le jugement, la raison, ses maîtres légitimes : elle règne dans un État lorsque le peuple se soulève contre les magistrats et les lois ; elle règne dans un particulier lorsque les bons principes qui sont dans son âme n’ont aucun crédit sur lui et qu’il fait tout le contraire de ce qu’ils lui prescrivent. Et je regarde cette espèce d’ignorance, soit dans le corps de l’État, soit dans chaque citoyen, comme la plus funeste. Posons donc comme certain et incontestable qu’il ne faut donner aucune part dans le gouvernement aux citoyens atteints de cette ignorance… »
Une ignorance qui se complaît en elle-même, c’est la définition de la démocratie ; et une ignorance qui se défie de tout ce qui ne lui ressemble pas, et une ignorance qui se croit supérieure à tout ce qui ne lui ressemble point, et une ignorance qui s’admire, qui se cultive, qui se perfectionne et qui se répand ; car ceux qui auraient quelque tendance à y échapper y reviennent vite, ou ne la quittent point, en considération des grands avantages qu’elle procure et de la défaveur, de l’ostracisme qui frappe ce qui n’est pas elle.
Et c’est ainsi que la démocratie fait tache d’huile avec une si prodigieuse activité dès qu’elle naît et, non seulement s’empare du gouvernement, mais absorbe et corrompt l’État tout entier.
Il faut donc reconnaître que la Démocratie est un bien mauvais gouvernement, puisque, même sous sa meilleure forme, il est détestable. La démocratie déréglée, la mauvaise démocratie consiste à faire continuellement des lois, aujourd’hui contre une personne, demain contre une autre, aujourd’hui contre une classe de personnes, demain contre une autre ; — la « bonne démocratie », la meilleure, consiste à faire gouverner des vivants par des statues, des esprits par des lettres inflexibles, rigides, sourdes et aveugles.
Et il n’y a pas un troisième cas ; mais il y a une sorte de combinaison de ces deux régimes, appel étant fait, selon les besoins, soit à des lois nouvelles, circonstancielles et personnelles qui ne sont que des gestes du tyran à mille têtes ; soit à des lois anciennes que l’on fait revivre contre les novateurs pour les réprimer et contre les esprits libres pour les emprisonner, les proscrire ou les mettre à mort ; — et cette combinaison, c’est la démocratie athénienne elle-même, de quoi il n’y a pas lieu peut-être que la ville d’Athènes se glorifie.
Il ne faut jamais oublier, et Platon ne l’oublie jamais, que c’est cette démocratie-là, victorieuse et enivrée de sa victoire après la chute des Trente Tyrans, s’appuyant sur des lois surannées qu’elle faisait revivre comme armes de proscription, qui a tué Socrate. Anytus [chef des accusateurs dans le procès contre Socrate] était un des chefs de la démocratie.
Source : Émile Faguet - Pour qu’on lise Platon