Je vous proposerai d’abord quelques articles nécessaires pour compléter votre théorie sur la propriété ; que ce mot n’alarme personne. Âmes de boue ! qui n’estimez que l’or, je ne veux point toucher à vos trésors, quelque impure qu’en soit la source. Vous devez savoir que cette loi agraire, dont vous avez tant parlé, n’est qu’un fantôme créé par les fripons pour épouvanter les imbéciles ; il ne fallait pas une révolution sans doute pour apprendre à l’univers que l’extrême disproportion des fortunes est la source de bien des maux et de bien des crimes, mais nous n’en sommes pas moins convaincus que l’égalité des biens est une chimère. Pour moi, je la crois moins nécessaire encore au bonheur privé qu’à la félicité publique. Il s’agit bien plus de rendre la pauvreté honorable que de proscrire l’opulence. La chaumière de Fabricius n’a rien à envier au palais de Crassus. J’aimerais bien autant pour mon compte être l’un des fils d’Aristide, élevé dans le Prytannée, aux dépens de la république, que l’héritier présomptif de Xercès, né dans la fange des cours, pour occuper un trône décoré de l’avilissement des peuples, et brillant de la misère publique.
Posons donc de bonne foi les principes du droit de propriété ; il le faut d’autant plus qu’il n’en est point que les préjugés et les vices des hommes aient cherché à envelopper de nuages plus épais.
Demandez à ce marchand de chair humaine ce que c’est que la propriété ; il vous dira, en vous montrant cette longue bière qu’il appelle un navire, où il a encaissé et serré des hommes qui paraissent vivants : Voilà mes propriétés, je les ai achetées tant par tête. Interrogez ce gentilhomme qui a des terres et des vassaux, ou qui croit l’univers bouleversé depuis qu’il n’en a plus, il vous donnera de la propriété des idées à peu près semblables.
Interrogez les augustes membres de la dynastie capétienne ; ils vous diront que la plus sacrée de toutes les propriétés est, sans contredit, le droit héréditaire dont ils ont joui de toute antiquité d’opprimer, d’avilir, et de s’assurer légalement et monarchiquement les 25 millions d’hommes qui habitaient le territoire de la France sous leur bon plaisir.
Aux yeux de tous ces gens-là, la propriété ne porte sur aucun principe de morale. Pourquoi notre déclaration des droits semblerait-elle présenter la même erreur en définissant la liberté, « le premier des biens de l’homme, le plus sacré des droits qu’il tient de la nature. » Nous avons dit avec raison qu’elle avait pour bornes les droits d’autrui ; pourquoi n’avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété, qui est une institution sociale, comme si les lois éternelles de la nature étaient moins inviolables que les conventions des hommes ? Vous avez multiplié les articles, pour assurer la plus grande liberté à l’exercice de la propriété, et vous n’avez pas dit un seul mot pour en déterminer la nature et la légitimité, de manière que votre déclaration paraît faite, non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans.
Source : Robespierre - Discours sur la propriété du 24 avril 1793