Je veux rendre cette vérité plus sensible pour vous par un exemple de famille. Le divin Auguste fut un prince fort doux, à le prendre du jour où il fut seul chef de l’État. Quand la république avait plusieurs maîtres, il abusa du glaive. A l’âge où vous êtes, à peine sorti de sa dix-huitième année, déjà il avait plongé le poignard au sein de ses amis, déjà il avait attenté secrètement aux jours du consul M. Antoine, déjà il avait été collègue des proscripteurs. Il comptait quarante ans et plus au temps de son séjour en Gaule, lorsqu’il reçut l’avis que L. Cinna, homme d’un esprit borné, conspirait contre lui. On lui disait où, quand et de quelle manière l’attentat devait s’exécuter : l’un des complices lui dénonçait tout. Auguste, résolu de se venger, convoqua ses amis en conseil. Sa nuit était agitée, car il songeait qu’il allait condamner un jeune patricien, à ce crime près irréprochable, un petit-fils de Cn. Pompée. Il n’avait pas la force de faire mourir un homme, lui qui avait dicté avec M. Antoine, dans un souper, l’édit de proscription. Il gémissait, il proférait par intervalles des paroles sans suite et contradictoires. « Quoi ! Je laisserai aller mon assassin libre et tranquille, et les alarmes seront pour moi, l’impunité pour lui ! Quoi ! Lorsqu’après tant de guerres civiles qui ont vainement menacé ma tête, lorsqu’au prix de tant de combats sur mer et sur terre d’où je suis sorti sain et sauf, j’avais conquis la paix du monde, cet homme aura voulu non seulement me tuer, mais faire de moi un holocauste. » On devait l’attaquer dans un sacrifice où il allait présider. Ensuite, après un moment de silence, d’une voix bien plus forte, et plus indignée contre lui-même que contre Cinna : « Pourquoi vis-tu, si ta mort importe à tant de citoyens ! Quoi ! Toujours des supplices, toujours du sang ! Je suis pour les jeunes nobles une tête condamnée, contre laquelle ils aiguisent leurs poignards. La vie n’est pas d’un tel prix, que pour ne la point perdre il faille tant de victimes. »
Enfin Livie l’interrompit en lui disant : « Accueillerez-vous les conseils d’une femme ? Suivez l’exemple d’un médecin : si les remèdes ordinaires ne réussissent pas, ils emploient les contraires. La sévérité jusqu’ici n’a pas été heureuse. A Salvidiénus a succédé Lépide, à Lépide Muræna, à Muræna, Cæpio, à Cæpio, Egnatius et d’autres que je ne nomme pas, car quelle honte que de pareilles gens aient eu tant d’audace ! Essayez maintenant de la clémence. Pardonnez à Cinna : il est découvert, il ne peut plus vous nuire, sa grâce peut servir votre gloire. »
Charmé de trouver en elle l’avocat de ses propres pensées, l’empereur remercia son épouse, contremanda sur-le-champ son conseil et fit appeler Cinna seul. Renvoyant alors tout le monde de sa chambre, après avoir fait placer un second siège pour Cinna : « Je te demande avant tout, lui dit-il, de m’écouter sans m’interrompre, sans couper mon discours d’aucune exclamation : tu auras tout loisir de parler après moi. Je t’ai trouvé, Cinna, dans le camp de mes adversaires, non pas devenu, mais né mon ennemi ; et je t’ai laissé vivre, je t’ai rendu tout ton patrimoine. Aujourd’hui ton bonheur et ta richesse sont tels, que le vaincu fait envie aux vainqueurs. Tu as demandé le sacerdoce : de préférence à de nombreux compétiteurs dont les pères s’étaient battus pour ma cause, je te l’ai donné. Après tant de bienfaits, tu as résolu de m’assassiner. »
A ce mot, Cinna s’étant écrié qu’une telle démence était loin de sa pensée : « Tu ne tiens pas ta parole, reprit Auguste, il était convenu que tu ne m’interromprais point. M’assassiner, te dis-je, voilà ton dessein. » Et il indiqua le lieu, le jour, les complices, le plan de l’attaque, le bras chargé de frapper. Puis le voyant baisser les yeux et, non plus par suite de sa promesse, mais confondu par sa conscience, demeurer muet : « Quel est ton but ? ajouta-t-il, de régner à ma place ? Certes, le peuple romain est à plaindre, si tu n’as pour monter à l’empire d’autre obstacle que moi. Tu ne peux même pas défendre les intérêts de ta maison : tout récemment, dans une cause privée, tu as succombé sous le crédit d’un affranchi. Il t’est plus facile sans doute de prendre César à partie. Je veux bien te faire place, si je suis le seul qui gêne tes prétentions. Mais les Paul-Emile, les Fabius Maxime, les Cossus, les Servilius subiront-ils ta loi, eux et toute une légion de patriciens, non pas de ceux qui affichent de vains titres, mais de ces hommes qui font honneur aux images de leurs aïeux ? »
Je ne reproduirai pas tout son discours ; il envahirait une grande partie de ce traité ; car on sait qu’il parla plus de deux heures, prolongeant ainsi la seule vengeance qu’il voulût tirer. « Cinna, dit-il à la fin, je te fais grâce une seconde fois ; j’avais épargné un ennemi, j’épargne un conspirateur, un parricide. À dater de ce jour devenons amis ; luttons à qui de nous deux aura le plus loyalement donné ou reçu la vie. » Plus tard il lui conféra spontanément le consulat, en le grondant de n’oser point le demander ; il n’eut pas d’ami plus fidèle et plus dévoué ; il fut son unique héritier ; et personne ne trama plus de conspiration contre lui.
Source : Sénèque - De la clémence, IX