Plutarque raconte dans cet extrait de la Vie de Brutus la résolution de sa femme Porcia où celle-ci, voyant son mari troublé, supposa qu’il ne lui faisait pas confiance pour lui révéler ce qui l’inquiétait – en l’occurrence, la conspiration pour assassiner César. Pour lui montrer sa résolution et sa fidélité, celle-ci s’infligea une blessure à la cuisse avec un couteau de barbier et endura la douleur plusieurs jours, jusqu’à sa confession à Brutus.
Brutus, qui voyait les personnages de Rome les plus illustres par leur naissance, leur courage et leurs vertus, attacher leur fortune à la sienne, et qui considérait toute la grandeur du péril auquel ils s’exposaient, s’efforçait en public d’être maître de lui-même, et de ne rien laisser échapper au dehors qui pût trahir sa pensée : mais rentré dans sa maison, et surtout la nuit, il n’était plus le même ; l’inquiétude dont il était agité le réveillait en sursaut ; il s’enfonçait dans les réflexions qui lui faisaient sentir toutes les difficultés de son entreprise. Sa femme, qui était auprès de lui, s’aperçut bientôt qu’il éprouvait un trouble extraordinaire, et qu’il roulait dans son esprit quelque projet difficile dont il avait peine à trouver l’issue. Porcia, comme nous l’avons dit, était fille de Caton ; Brutus, dont elle était cousine, l’avait épousée jeune encore, quoiqu’elle fût déjà veuve de Bibulus, qui lui avait laissé un fils du même nom que son père, et dont on a encore un petit ouvrage intitulé Mémoires de Brutus. Porcia, qui avait fait son étude de la philosophie, et qui aimait tendrement son mari, joignait à une grande élévation d’esprit beaucoup de prudence et de bon sens : elle ne voulut demander à Brutus le secret dont il était si occupé qu’après avoir fait l’épreuve de son courage. Elle prit un de ces petits couteaux dont les barbiers se servent pour faire les ongles, et, ayant renvoyé toutes ses femmes, elle se fit à la cuisse une incision profonde, d’où il sortit une grande quantité de sang, et qui lui causa bientôt après des douleurs très vives et une fièvre violente accompagnée de frissons.
Brutus était dans la plus vive inquiétude sur un état si alarmant, lorsque sa femme, au fort de la douleur, lui tint ce discours : « Brutus, je suis fille de Caton, et je suis entrée dans ta maison, pour être associée à tous tes biens et à tous tes maux. Tu ne m’as donné, depuis mon mariage, aucun sujet de plainte : mais moi, quelle preuve puis-je te donner de ma reconnaissance et de ma tendresse, si tu ne me crois capable ni de supporter avec toi un accident qui demande du secret, ni de recevoir une confidence qui exige de la fidélité ? Je sais qu’en général on croit les femmes trop faibles pour garder un secret : mais, Brutus, une bonne éducation et le commerce des personnes vertueuses ont de l’influence sur les mœurs ; et j’ai l’avantage d’avoir Caton pour père et Brutus pour mari. Cependant je n’ai pas tellement compté sur ce double appui, que je ne me sois assurée que je serais invincible à la douleur. » En même temps elle lui montre sa plaie, et lui raconte l’épreuve qu’elle a faite. Brutus, frappé d’étonnement, lève les mains au ciel, et demande aux dieux de lui accorder un tel succès dans son entreprise, qu’il soit jugé digne d’être l’époux de Porcia, et aussitôt il lui fait donner tous les secours que son état exigeait.
Source : Plutarque - Vie de Brutus