Souvent la colère vient à nous ; plus souvent nous l’allons chercher, nous qui, loin de l’attirer jamais, devrions, quand elle survient, la repousser. Nul ne se dit : « Cette chose qui m’indigne, je l’ai faite, ou j’ai été prêt à la faire. » Nul ne juge l’intention de l’auteur, mais l’acte tout seul : pourtant il faudrait voir s’il l’a commis volontairement ou par mégarde, par contrainte ou par erreur ; s’il a écouté la haine ou l’intérêt ; s’il a suivi sa passion, ou prêté les mains à celle d’autrui. L’âge de l’offenseur plaide pour lui, ou son rang : tolérons alors par humanité, ou souffrons par respect.
Mettons-nous à la place de l’homme contre lequel nous nous fâchons : notre susceptibilité vient parfois d’un injuste amour-propre qui voudrait faire aux autres ce que lui-même ne veut pas subir. On n’attend pas pour éclater ; et néanmoins le grand remède de la colère c’est le temps, qui amortit le premier feu : alors le brouillard qui offusque la raison se dissipe ou du moins s’éclaircit. Une partie des motifs qui t’emportaient si fort s’atténuera dans l’espace d’une heure, je ne dis pas même d’un jour ; le reste s’évanouira tout à fait. Si c’est en vain que tu auras pris délai, tu prouveras que c’est la justice qui a prononcé, non la colère. Tout ce que tu veux sainement apprécier, abandonne-le au temps : le flux et reflux du présent ne laisse rien voir avec netteté. Platon n’avait pu obtenir de lui-même de différer le châtiment d’un esclave qui l’avait irrité ; il lui ordonna d’ôter sur-le-champ sa tunique et de présenter son dos aux verges : il voulait le battre de sa main.
Ensuite, se sentant hors de sang-froid, il retint son bras levé et suspendu dans l’attitude d’un homme qui va frapper. Un ami qui survint lui demanda ce qu’il faisait : « Je châtie un homme emporté, » dit Platon ; et comme paralysé il gardait cette contenance menaçante, ignoble pour un sage, car sa pensée était déjà loin de l’esclave : il en avait trouvé un autre plus digne de punition. Il abdiqua donc ses droits de maître ; et trop ému pour une peccadille, il dit à Speusippe : « Châtie ce valet comme il le mérite ; car pour moi, je suis en colère. » Il s’abstint de frapper par le même motif qui eût poussé tout autre à le faire. « Je ne suis plus à moi, pensa-t-il, j’irais trop loin : j’y mettrais de la passion : ne laissons pas cet esclave à la merci d’un maître qui ne se maîtrise plus. » Voudrait-on confier la vengeance à des mains irritées ; quand Platon lui-même s’en est interdit l’exercice ?
Source : Sénèque - De la colère, livre III