La deuxième des réformes politiques de Lycurgue, et la plus audacieuse, fut le partage des terres. Il régnait à cet égard une terrible inégalité, et l’on trouvait dans la ville beaucoup de personnes dénuées de propriétés et de ressources, la richesse étant absolument concentrée en un petit nombre de mains. Pour bannir l’orgueil, l’envie, la malfaisance, la débauche et des maux plus invétérés encore et plus grands pour l’État, la pauvreté et la richesse, Lycurgue décida ses concitoyens à mettre toutes les terres en commun et à en opérer la redistribution. Ils vivraient ainsi désormais les uns avec les autres, sans exception, sur un pied d’égalité, ayant chacun le même lot de terre, et, par conséquent, les mêmes moyens d’existence. Ils ne chercheraient la supériorité que dans la vertu, puisqu’il n’y aurait pas d’autres différences, ni d’autres inégalités que celles que déterminent le blâme du vice et l’éloge du bien. Joignant l’acte à la parole, il partagea entre les périèques [habitants libres mais non citoyens de la Laconie], la terre de Laconie, divisée en trente mille parts. Du territoire de Sparte proprement dit, il fit neuf mille parts : c’est, en effet, à ce chiffre que montaient les propriétés des Spartiates natifs. Quelques historiens affirment pourtant que Lycurgue avait attribué six mille parts, et qu’ensuite Polydore en ajouta trois mille ; les autres, que Lycurgue distribua la première moitié des neuf mille, et Polydore, l’autre. Le lot de chaque propriétaire était assez grand pour rapporter à un homme soixante-dix médimnes [1 médimne = environ cinquante deux litres] d’orge, à une femme, douze, avec une récolte proportionnée de produits liquides ; car, aux yeux de Lycurgue, ces quantités devaient suffire pour maintenir les Lacédémoniens en vigueur et en bonne santé, et il ne leur fallait rien de plus. On dit que, par la suite, revenant de voyage après la moisson, il sourit en voyant les meules de grains parallèles et égales, et dit aux personnes présentes : « On voit bien que la Laconie appartient tout entière à beaucoup de frères qui viennent de se la partager ! »
Il entreprit aussi de partager la fortune mobilière afin de bannir absolument l’inégalité et les distinctions sociales ; mais, comme il voyait que l’on acceptait difficilement l’idée d’une confiscation directe, il recourut à un autre procédé et parvint à retrancher l’excès de ce genre de biens par des mesures politiques. D’abord, en effet, il abolit toute monnaie d’or et d’argent, et prescrivit de se servir seulement de monnaie de fer. Il donna à cette nouvelle monnaie, avec une grande masse et un grand poids, une valeur faible, de façon que, pour loger la somme de dix mines, il fallait un grand coffre dans la maison, et, pour la transporter, un chariot attelé de bœufs. Cette mesure prise, bien des genres de crimes disparurent de Lacédémone. Qui, en effet, allait voler, recevoir illégalement, détourner ou saisir par force, des espèces qu’il n’était ni possible de cacher, ni enviable de posséder, ni même utile de mettre en pièces ? Lycurgue en effet, dit-on, faisait verser du vinaigre sur le fer chauffé à blanc pour en éteindre la force, et il empêcha ainsi de s’en servir à d’autres fins et pour d’autres usages, en le rendant difficile à manier et à travailler. Il bannit ensuite de la ville les métiers inutiles et superflus. La plupart d’ailleurs, même sans que personne les proscrivît, devaient, un jour ou l’autre, disparaître avec la monnaie en usage dans le reste de la Grèce ; car les moyens de paiement auraient manqué pour acquérir leurs ouvrages. La monnaie de fer, en effet, n’était pas séduisante pour les autres Grecs et n’avait pas cours chez eux ; on s’en moquait même. Les Lacédémoniens ne pouvaient donc plus acheter de marchandises étrangères, de bagatelles venues du dehors ; il n’arrivait pas de vaisseaux de commerce dans leurs ports, et il n’entrait en territoire laconien ni sophiste, ni devin-charlatan, ni souteneur, ni orfèvre, ni bijoutier, puisqu’il n’y avait pas de monnaie. Ainsi privé petit à petit de ce qui l’attisait et l’alimentait, le luxe se desséchait par lui-même ; et les citoyens fortunés n’avaient rien de plus que les autres, la richesse n’ayant pas le moyen de se produire en public et restant, au contraire, confinée et oisive dans les intérieurs. Aussi les objets d’un usage courant et indispensable, lits, sièges et tables, étaient-ils ouvragés le mieux du monde à Sparte, et la coupe à boire laconienne avait une grande réputation, surtout pour l’usage des troupes en campagne, à ce qu’affirme Critias. Car l’aspect, souvent répugnant, des eaux que l’on était forcé de boire, se trouvait dissimulé par la couleur de cette coupe, et, comme les courbures du dedans arrêtaient les matières en suspension, le liquide arrivait plus pur à la bouche. L’auteur de ces progrès était encore le législateur ; car, déchargés des fabrications inutiles, les artisans montraient leur habileté dans le perfectionnement des objets indispensables.
Source : Plutarque - Vie de Lycurgue