Alexis Carrel – La manière dont les sciences ont transformé notre milieu

Le milieu, sur lequel le corps et l’âme de nos ancêtres se sont modelés pendant des millénaires, a été remplacé par un autre. Nous avons accueilli sans émotion cette révolution pacifique. Celle-ci constitue cependant un des événements les plus importants de l’histoire de l’humanité, car toute modification de leur milieu retentit inévitablement, et de façon profonde, sur les êtres vivants. Il est donc indispensable de réaliser l’étendue des transformations que la science a imposées au mode de vie ancestral, et par suite à nous-mêmes.

Depuis l’avènement de l’industrie, une grande partie de la population s’est confinée dans des espaces restreints. Les ouvriers vivent en troupeaux soit dans les suburbes des grandes villes, soit dans des villages construits pour eux. Ils sont occupés dans les usines, à heures fixes, à un travail facile, monotone, et bien payé. Dans les villes habitent également les travailleurs de bureaux, les employés des magasins, des banques, des administrations publiques, les médecins, les avocats, les instituteurs, et la foule de ceux qui, directement ou indirectement, vivent du commerce et de l’industrie. Usines et bureaux sont vastes, bien éclairés, propres. La température y est égale, car des appareils de chauffage et de réfrigération élèvent la température pendant l’hiver et l’abaissent pendant l’été. Les hautes maisons des grandes villes ont transformé les rues en tranchées obscures. Mais la lumière du soleil est remplacée dans l’intérieur des appartements par une lumière artificielle riche en rayons ultra-violets. Au lieu de l’air de la rue pollué par les vapeurs d’essence, les bureaux et les ateliers reçoivent de l’air aspiré au niveau du toit. Les habitants de la cité nouvelle sont protégés contre toutes les intempéries. Ils ne vivent plus, comme autrefois, près de leur atelier, de leur boutique ou de leur bureau. Les uns, les plus riches, habitent les gigantesques bâtiments des grandes avenues. Les rois de ce monde possèdent, au faîte de vertigineuses tours, de délicieuses maisons entourées d’arbres, de gazon et de fleurs. Ils s’y trouvent à l’abri des bruits, des poussières et de l’agitation, comme au sommet d’une montagne. Ils sont isolés plus complètement du commun des êtres humains que l’étaient les seigneurs féodaux derrière les murailles et les fossés de leurs châteaux forts. Les autres, même les plus modestes, logent dans des appartements dont le confort dépasse celui qui entourait Louis XIV ou Frédéric le Grand. Beaucoup ont leur domicile loin de la cité. Chaque soir, les trains rapides transportent une foule innombrable dans les banlieues dont les larges voies ouvertes entre les bandes vertes du gazon et des arbres sont garnies de jolies et confortables maisons. Les ouvriers et les plus humbles employés ont des demeures mieux agencées qu’autrefois celles des riches. Les appareils de chauffage à marche automatique qui règlent la température des maisons, les réfrigérateurs, les fourneaux électriques, les machines domestiques employées à la préparation des aliments et au nettoyage des chambres, les salles de bain, et les garages pour automobiles, donnent à l’habitation de tous, non seulement dans les villes, mais aussi dans les campagnes, un caractère qui n’appartenait auparavant qu’à celle de quelques rares privilégiés de la fortune.

En même temps que l’habitat, le mode de vie s’est transformé. Cette transformation est due surtout à l’accélération de la rapidité des communications. Il est bien évident que l’usage des trains et des bateaux modernes, des avions, des automobiles, du télégraphe et du téléphone, a modifié les relations des hommes et des pays les uns avec les autres. Chacun fait beaucoup plus de choses qu’autrefois. Il prend part à plus d’événements. Il entre en contact avec un nombre plus considérable d’individus. Les moments inutilisés de son existence sont exceptionnels. Les groupes étroits de la famille, de la paroisse, se sont dissous. À la vie du petit groupe a été substituée celle de la foule. La solitude est considérée comme une punition, ou comme un luxe rare. Le cinéma, les spectacles sportifs, les clubs, les meetings de toutes sortes, les agglomérations des grandes usines, des grands magasins et des grands hôtels ont donné aux individus l’habitude de vivre en commun. Grâce au téléphone, aux radios et aux disques des gramophones, la banalité vulgaire de la foule, avec ses plaisirs et sa psychologie, pénètre sans cesse dans le domicile des particuliers, même dans les lieux les plus isolés et les plus lointains. À chaque instant, chacun est en communication directe ou indirecte avec d’autres êtres humains, et se tient au courant des événements minuscules ou importants qui se passent dans son village ou sa ville, ou aux extrémités du monde. Les cloches de Westminster se font entendre dans les maisons les plus ignorées du fond de la campagne française. Le fermier du Vermont écoute, si cela lui plaît, des orateurs parlant à Berlin, à Londres ou à Paris.

Les machines ont diminué partout l’effort et la fatigue, dans les villes aussi bien que dans les campagnes, dans les maisons particulières comme à l’usine, à l’atelier, sur les routes, dans les champs et dans les fermes. Les escaliers ont été remplacés par des ascenseurs. Il n’y a plus besoin de marcher. On circule en automobile, en omnibus, et en tramway, même quand la distance à parcourir est très petite. Les exercices naturels, tels que la marche et la course en terrain accidenté, l’ascension des montagnes, le travail de la terre avec des outils, la lutte contre la forêt avec la hache, l’exposition à la pluie, au soleil, au vent, au froid et à la chaleur ont fait place à des exercices bien réglés où le risque est moindre, et à des machines qui suppriment la peine. Il y a partout des courts de tennis, des champs de golf, des patinoires de glace artificielle, des piscines chauffées, et des arènes où les athlètes s’entraînent et luttent à l’abri des intempéries. Tous peuvent ainsi développer leurs muscles, tout en évitant la fatigue et la continuité de l’effort que demandaient auparavant les exercices appropriés à une forme plus primitive de la vie.

À l’alimentation de nos ancêtres, qui était composée surtout de farines grossières, de viande et de boissons alcooliques, a été substituée une nourriture beaucoup plus délicate et variée. Les viandes de bœuf et de mouton ne sont plus la base de l’alimentation. Le lait, la crème, le beurre, les céréales rendues blanches par l’élimination des enveloppes du grain, les fruits des régions tropicales aussi bien que tempérées, les légumes frais ou conservés, les salades, le sucre en très grande abondance sous la forme de tartes, de bonbons et de puddings, sont les éléments principaux de la nourriture moderne. Seul, l’alcool a gardé la place qu’il avait autrefois. L’alimentation des enfants a été modifiée plus profondément encore. Son abondance est devenue très grande. Il en est de même de la nourriture des adultes. La régularité des heures de travail dans les bureaux et dans les usines a entraîné celle des repas. Grâce à la richesse qui, jusqu’à ces dernières années, était générale, à la diminution de l’esprit religieux et des jeûnes rituels, jamais les êtres humains ne se sont alimentés de façon aussi continue et bien réglée.

C’est cette richesse également qui a permis l’énorme diffusion de l’éducation. Partout des écoles et des universités ont été construites, et envahies aussitôt par des foules immenses d’étudiants. La jeunesse a compris le rôle de la science dans le monde moderne. « Knowledge is power, » a écrit Bacon. Toutes ces institutions se sont consacrées au développement intellectuel des enfants et des jeunes gens. En même temps, elles s’occupent attentivement de leur état physique. On peut dire que les établissements s’intéressent surtout à l’intelligence et aux muscles. La science a montré son utilité d’une façon si évidente qu’on lui a donné la première place dans les études. Des quantités de jeunes gens se soumettent à ses disciplines. Mais les instituts scientifiques, les universités et les organisations industrielles ont construit tant de laboratoires que chacun peut trouver un emploi à ses connaissances particulières.

Le mode de vie des hommes modernes a reçu l’empreinte de l’hygiène et de la médecine et des principes résultant des découvertes de Pasteur. La promulgation des doctrines pastoriennes a été pour l’humanité entière un événement d’une haute importance. Grâce à ces doctrines, les maladies infectieuses, qui ravageaient périodiquement pays civilisés, ont été supprimées, La nécessité de la propreté a été démontrée. Il en est résulté une grande diminution dans la mortalité des enfants. La durée moyenne de la vie a augmenté de façon étonnante. Elle atteint aujourd’hui cinquante-neuf ans aux États-Unis et soixante-cinq ans en Nouvelle-Zélande. Les gens ne vivent pas plus vieux, mais plus de gens deviennent vieux. L’hygiène a donc accru beaucoup la quantité des êtres humains. En même temps, la médecine, par une meilleure conception de la nature des maladies, et par une application judicieuse des techniques chirurgicales, a étendu sa bienfaisante influence sur les faibles, les incomplets, les prédisposés aux maladies microbiennes, sur ceux qui, jadis, n’étaient pas capables de supporter les conditions d’une existence plus rude. C’est un gain énorme en capital humain que la civilisation a réalisé par elle. Et chaque individu lui est redevable aussi d’une sécurité plus grande devant la maladie et la douleur.

Le milieu intellectuel et moral, dans lequel nous sommes plongés, a été lui aussi modelé par la science. Le monde, où vit l’esprit des hommes d’aujourd’hui, n’est nullement celui de leurs ancêtres. Devant les triomphes de l’intelligence qui nous apporte la richesse et le confort, les valeurs morales ont naturellement baissé. La raison a balayé les croyances religieuses. Seules importent la connaissance des lois naturelles et la puissance que cette connaissance nous donne sur le monde matériel et sur les êtres vivants. Les banques, les universités, les laboratoires, les écoles de médecine sont devenus aussi beaux que les temples antiques, les cathédrales gothiques, les palais des Papes. Jusqu’aux récentes catastrophes, le président de banque ou de chemin de fer était l’idéal de la jeunesse. Cependant, le président de grande université est encore placé très haut dans l’esprit de la société parce qu’il dispense la science et que la science est génératrice de richesse, de bien-être et de santé. Mais l’atmosphère dans laquelle baigne le cerveau des masses change vite. Banquiers et professeurs se sont abaissés dans l’estime du public. Les hommes d’aujourd’hui sont assez instruits pour lire chaque jour les journaux, et écouter les discours radiodiffusés par les politiciens, les commerçants, les charlatans et les apôtres. Ils sont imprégnés par la propagande commerciale, politique ou sociale, dont les techniques se sont de plus en plus perfectionnées. En même temps, ils lisent les articles, les livres de vulgarisation scientifique et philosophique. Notre univers, grâce aux magnifiques découvertes de la physique et de l’astro-physique, est devenu d’une étonnante grandeur. Chacun peut, si cela lui plaît, entendre parler des théories d’Einstein, ou lire les livres d’Eddington et de Jeans, les articles de Shapley et de Millikan. Il s’intéresse aux rayons cosmiques autant qu’aux artistes de cinéma et aux joueurs de baseball. Il sait que l’espace est courbe, que le monde se compose de forces aveugles et inconnaissables, que nous sommes des particules infiniment petites à la surface d’un grain de poussière perdu dans l’immensité du cosmos. Et que celui-ci est totalement privé de vie et de pensée. Notre univers est devenu exclusivement mécanique. Il ne peut en être autrement puisque son existence est due aux techniques de la physique et de l’astronomie. Comme tout ce qui environne aujourd’hui les êtres humains, il est l’expression du merveilleux développement des sciences de la matière inanimée.