Alfred Nettement – Les ruines intellectuelles

Lorsque nous nous recueillons en face de la société moderne, le spectacle de son état moral nous rappelle, malgré les splendeurs de sa civilisation matérielle, cet amas de ruines qui contriste les regards du voyageur assis sur les lieux où furent Memphis et Babylone. Là, ce sont des pierres qui couvrent le sol, des palais et des édifices qui se sont écroulés, des remparts et des temples qui sont en poussière ; ici, ce sont des ruines morales, des débris de croyances, un vaste renversement de sentiments et d’idées : ce n’est plus seulement le corps défiguré d’une société expirée dont les outrages du temps emportent chaque jour quelque chose ; c’est son âme même, son âme immortelle, livrée au ver du sépulcre et aux lentes corruptions de la mort.

Non, lorsque Volney, assis sur les ruines de Palmyre, évoquait dans ses mélancoliques méditations les siècles oubliés ; lorsque son imagination relevait ces murailles écroulées, remplissait ces rues désertes et ces temples vides, lorsqu’il comparait ce mouvement et ce bruit de vie qui les animaient autrefois à cette immobilité de la tombe et à ce silence de la désolation ; non, ses pensées n’étaient point encore aussi tristes que les nôtres ! Les ruines matérielles des villes et des empires ont leur poésie. Chaque peuple a sa mission sur la terre ; quand il disparaît, c’est qu’il l’a accomplie, c’est qu’il a vécu sa vie, c’est qu’il a clos ses destinées. Ces immenses débris laissés sur le sol sont comme les ossements des sociétés détruites que les nations vivantes mesurent avec une curieuse terreur, agenouillées devant ces dépouilles colossales et ces cadavres géants. Joignez à cela le travail continuel de la nature, qui jette à pleines mains ses magnificences et ses joies sur ces pages de deuil, couronnant de fleurs les ruines, versant la vie sur ces créations de main d’homme, condamnées par leur origine à la mort ; regagnant chaque jour un pied de ce terrain que la vanité humaine avait usurpé sur elle, et y arborant ses couleurs en répandant les flots d’une éternelle verdure sur la cendre des empires et la poussière des cités.

Mais les ruines morales qui frappent nos regards n’apportent ni ces consolations ni ces compensations avec elles. Toutes les formes extérieures sont restées debout, l’organisation matérielle subsiste, mais l’âme qui soutient le corps de sa force, qui le réchauffe de sa chaleur, l’âme n’y est plus ; si vous mettiez la main sur le cœur de cette société, vous le trouveriez froid ; si quelque grande épreuve, quelque grand événement venait heurter ce corps qui semble intact et entier, il s’en irait en poussière comme ces morts étranges qui, restés debout sous le coup de la foudre, ne sont plus que cendre dès qu’on les a touchés. On dirait que la société s’est comme pétrifiée sous ce vent d’athéisme et d’immoralité qui a soufflé sur elle pendant tout un siècle, et qui souffle encore. L’épanouissement de l’industrie, ses créations merveilleuses, l’activité fiévreuse des intérêts, le développement de la richesse, les progrès du luxe, ne sauraient combler le vide immense que Dieu et les vérités surnaturelles laissent dans les sociétés humaines en se retirant. Le cœur de l’homme, quand l’idée de Dieu cesse d’y habiter, n’est plus qu’un tombeau. La mort dans ces caveaux funèbres où nos froides dépouilles vont dormir sous la sauvegarde de la croix, la mort attriste et ne surprend pas. Le spectacle des cités en ruines, dernier monument des nations éteintes et des sociétés éclipsées, ce spectacle remplit l’âme de douleur et de mélancolie ; mais les mystérieuses harmonies de ces débris matériels avec une grande existence sociale et politique détruite et évanouie satisfont l’âme tout en l’affligeant. Ce qui serre le cœur, ce qui remplit l’âme d’épouvante, c’est de sentir tout à coup au milieu des villes dont les murailles sont restées fermes et hautes, au milieu de nations qui semblent pleines de force et de vie, c’est de sentir la formidable présence de la mort ; de respirer tout à coup je ne sais quelle odeur cadavéreuse, de frissonner sous un air glacé qui souffle des tombeaux ; c’est d’être obligé de se dire, à mesure qu’on avance à travers ces nations enivrées de leurs richesses étincelantes de luxe, traînées par la vapeur, servies par des machines, averties par l’électricité, mais d’où la vie morale et intellectuelle s’est retirée, à travers ces régions où le soleil des croyances a cessé d’échauffer et de luire, c’est d’être obligé de se dire, en joignant de terreur les deux mains sur sa poitrine : Dieu ! qu’il fait froid !

Comme cet empereur romain dont parle l’histoire, la société actuelle, si ses derniers et intrépides défenseurs, ceux qui maintiennent les croyances intellectuelles et morales, échouent dans leurs efforts, mourra debout. Ceux qui ont parcouru la Sicile se souviennent de ce couvent célèbre où, la terre jouissant de la propriété de dessécher et de conserver les corps, les moines, à une certaine époque de l’année, revêtent de leurs anciens costumes toutes les grandeurs humaines auxquelles ils ont accordé l’hospitalité de la tombe, ministres, papes, cardinaux, guerriers et rois, et, les rangeant sur deux files dans leurs vastes catacombes, font passer le peuple à travers cette haie de squelettes et effrayent les vivants d’une immortalité de cadavres. Eh bien, ce couvent sicilien est l’image de notre état moral. Sous ces habits d’apparat dont on décore les arts et la littérature, il n’y a presque nulle part de cœur qui batte, et ce sont des morts qui attachent sur vous des yeux fixes et éteints. Ne réveillez point les échos de ces ruines morales et intellectuelles : là où retentirent les divins concerts de Racine, là où le fier génie de Corneille jeta vers le ciel de si mâles accents, là où Bossuet, suspendu entre le ciel et la terre, semblait parler la langue divine à son terrestre auditoire, vous entendrez des cris sauvages, un bruissement étrange de cyniques blasphèmes, de sales équivoques, de sophismes impudents et de rauques clameurs, de même que le cri du chacal ou les croassements des oiseaux de proie répondaient seuls à la voix du voyageur évoquant l’ombre de Palmyre. Comme ces bourreaux qui étendaient jadis sur le chevalet les vierges chrétiennes, ils ont pris la littérature française et l’ont baignée dans le sang et trempée dans la boue des arènes. Elle est là, étendue à terre, mutilée comme une madone de marbre que des iconoclastes auraient jetée à bas de son piédestal, sans vie, sans force, toute couverte des pâleurs de la mort, livrée aux insultes et aux outrages des bourreaux ; mais la chasteté, qu’ils n’ont pu vaincre, s’est retirée tout entière dans le cœur.

Comment, partie de si haut, la littérature française est-elle descendue si bas ? Comment un édifice qui semblait bâti pour des siècles est-il déjà écroulé ? C’est ce qu’il importe de rechercher et de dire.

Lorsqu’on est assis sur les débris d’une ville renversée, on repasse dans sa pensée les causes qui ont amené sa chute et présidé à sa destruction ; on examine le terrain sur lequel la dernière bataille a été perdue ; on cherche de l’œil le dernier monticule où les braves ont tenu ferme, et où après avoir tourné la tête pour jeter encore un regard sur leur patrie, ils sont morts en la défendant. Comme Germanicus, dans ces plaines fatales dont le triste aspect rappelait des souvenirs plus tristes encore, on se dit en soupirant : « Ici les légions furent enfoncées par la cavalerie, ici les aigles romaines furent abattues sur un tas de cadavres, ici mourut Varus » ou bien encore on cherche à deviner par quel pan de muraille la conquête entra dans Babylone ou dans Palmyre ; car les conquérants sont comme des fleuves taris : ils laissent après eux un vaste lit creusé dans les ruines. Alors les générations écoulées sortent de la poussière, l’imagination repeuple ces solitudes, les fléaux de Dieu se redressent de toute leur hauteur dans ces plaines désertes et ces villes silencieuses. On revoit les César et les Alexandre, et l’on assiste aux effroyables batailles d’Attila dans les plaines catalauniques.

La littérature, et par ce mot nous entendons l’ensemble des arts de l’intelligence, la littérature aussi a eu ses conquérants, ses dévastateurs, ses barbares, qu’il faut évoquer sur les débris qu’ils ont laissés derrière eux. Ces invasions, si effrayantes dans le monde matériel, ne l’ont pas été moins lorsqu’elles se sont renouvelées dans le monde des idées, et leurs suites ont été plus déplorables encore. Il importe de dire par qui furent frappés les premiers coups dont nous voyons aujourd’hui les conséquences dernières ; il importe de suivre dans toutes leurs phases ces efforts inouïs de désorganisation et ce travail de ruines ; il est nécessaire de montrer par quelle porte et par quel pan de muraille la destruction et la désolation entrèrent, en se donnant la main, dans le monde des idées ; comment ce champ, couvert de si belles espérances, apparut tout à coup fauché et nu, pareil à une plaine où deux armées se sont rencontrées ; comment on n’aperçoit plus de tout côté que des statues à terre et des piédestaux vides, comment il semble que la génération actuelle ait mission de faire tout périr jusqu’aux débris. Dans le monde intellectuel comme dans le monde des faits il y a des Attila, des fléaux de Dieu, qui, nés pour détruire, résument par leur nom toute une époque de renversements. Pour répondre à notre évocation, leurs bannières vont se redresser à côté des ruines qu’ils ont faites. En soufflant sur la poussière du temps, vous verrez qu’il y a un cachet sur tous ces fragments informes que le bras des destructeurs a entassés, vous comprendrez l’énigme de cette dissolution morale dont vous êtes les douloureux témoins et qui n’est que le dernier terme d’un immense ébranlement qui date de plusieurs siècles.