André Theuriet – Le labourage

Et elle est rude, elle est longue, la fatigue du laboureur ! – Quand vient le moment des labours, quelque temps qu’il fasse, il se lève avant l’aube. Il chausse ses lourds souliers, encore tout humides de la pluie de la veille ; il harnache et attelle ses chevaux mieux avoinés que lui ; et, dans la lumière douteuse d’un gris matin d’octobre ou de mars, par la bruine, par le grésil, par le vent, il s’en va aux champs. Et tout le jour, il faut creuser le sol pierreux ou fangeux, suer d’ahan ; être trempé jusqu’à la peau s’il survient une ondée ; brûlé dans le dos, si le soleil darde trop fort. Sans arrêt, sans repos, il faut labourer, car la terre n’attend pas ; le champ doit être prêt pour les semailles, et pour semer on ne choisit pas son jour. – Le laboureur rentre à la nuit tombante, courbé, fourbu, hodé comme on dit chez nous, si vanné de fatigue qu’il ne se sent même plus d’appétit, et qu’entre la lassitude de la veille et celle du lendemain, c’est à peine si la nuit est assez longue pour détendre ses muscles courbatus.

Et ce sera ainsi tout le long de l’année. Chaque saison survenante amènera son labeur éreintant, jusqu’au jour où, perclus et vieux, le paysan s’étendra dans son lit, tandis que ses enfants le regarderont comme une bouche inutile, et, inconsciemment, songeront que ce serait grand soulas pour tout le monde si le bonhomme passait de vie à trépas.

Ah ! elle est tristement vraie, la chanson bressane sur les gens qui labourent la terre !

Le pauvre laboureur,
Il a bien du malheur.
Le jour de sa naissance,
L’est déjà malheureux.

Qu’il pleuve, tonne ou grêle,
Qu’il fasse mauvais temps,
L’on voit toujours, sans cesse,
Le laboureur aux champs.

Le pauvre laboureur
A de petits enfants ;
Les met à la charrue
A l’âge de quinze ans.
Leur achète des guêtres ;
C’est l’état du métier,
Pour empêcher la terre
D’entrer dans leurs souliers…

Et l’impitoyable chanson parcourt ainsi chaque étape de l’existence du laboureur, sans laisser apercevoir, dans cette condition humaine, le moindre petit coin de bleu. – La vieille chanson des paysans bretons est moins désespérante, car, après avoir plaint la destinée de celui qui fait pousser le blé, elle ajoute :

« Ô laboureurs, vous souffrez bien dans la vie ! Ô laboureurs, vous êtes bien heureux ! Car Dieu a dit que la porte charretière de son paradis serait ouverte pour ceux qui auraient pleuré sur la terre.

« Quand vous arriverez dans le ciel, les saints vous reconnaîtront pour frères à vos blessures. Les saints vous diront : – Frère, il ne fait pas bon vivre ; frère, la vie est triste et l’on est heureux d’être mort. Et il vous recevront dans la gloire et dans la joie. »

Mais la chanson bretonne date d’un siècle religieux, tandis que le paysan moderne ne croit guère et ne prie plus, estimant sans doute que sa voix est trop faible et que Dieu est trop loin. – Il ne lève plus sa tête au ciel que pour regarder si les nuages sont menaçants et s’il ne sera pas trempé demain jusqu’aux os, pendant qu’il poussera sa charrue.

Si le paysan n’est plus guère croyant, il a du moins la religion de la résignation. Au rebours de l’ouvrier des villes, il ne déclame ni ne récrimine : sa plainte n’est ni amère ni bruyante. On dirait que cette communion constante de l’homme avec la terre donne à sa douleur même quelque chose de sain, de robuste et de patient. Le paysan a horreur de la rhétorique. Cela se voit bien dans ses chansons, qui sont le plus souvent tristes, mais toujours simples et sobres. Dans ces deux chants populaires, bressans et bretons, que je citais tout à l’heure et qui sont si opposés de ton et de pensée, il y a cependant un sentiment commun : la résignation douce à une destinée fatalement malheureuse.

La chanson bressane dit : « C’est l’état du métier » ; la complainte bretonne répète : « La vie est triste et l’on est heureux d’être mort. » Aucune des deux ne creuse plus avant et ne murmure le moindre cri de révolte. Cette résignation de l’homme courbé vers la glèbe date de loin. On la retrouve dans les Moissonneurs de Théocrite, dans le Moretum de Virgile. Elle est gravée sur les figures hâves et gravement mélancoliques de ces paysans qui vident silencieusement leur verre, dans le beau tableau de Le Nain, qui est au musée Lacaze. Partout et à tous les âges, le laboureur semble ruminer tristement et d’un air convaincu la dure parole de l’Écriture : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. »

Source : André Theuriet - La vie rustique, p. 64-69