L’économie – οἰκονομία: l’art de bien administrer le foyer, la communauté
Une espèce déterminée de l’art d’acquérir constitue donc par nature un élément de l’administration domestique, parce qu’il faut que l’on dispose des choses qui forment une réserve nécessaire pour vivre et utile à la communauté civique ou à la communauté familiale — ou alors, que cet art d’acquisition les procure pour que l’on en dispose. Voilà ce qui, semble-t-il, fait en tout cas la vraie richesse. Car dans ce genre de possession, ce qui est en soi suffisant pour que l’on vive bien n’est pas illimité, comme l’affirme Solon dans son poème: Pour la richesse, nulle borne n’est fixée dont les humains aient la révélation.
Une borne, en effet, est ici fixée, comme dans les autres arts. Aucun instrument, dans aucun art, n’est illimité, que ce soit en nombre ou en grandeur, et la richesse est une multitude d’instruments que possèdent les maisons et les cités. Qu’existe donc, pour les chefs de famille et les chefs de cité, un art d’acquisition conforme à la nature, et pour quelle raison il existe, on le voit bien.
La chrématistique – χρηματιστική : l’acquisition artificielle de richesses
Mais il est un autre genre de l’art d’acquérir, qu’on appelle principalement — c’est à bon droit — la chrématistique, à cause de quoi l’on pense que la richesse et la possession des choses n’ont aucune limite. Beaucoup le regardent comme ne faisant qu’un seul et même art avec celui dont nous venons de parler, en raison de leurs affinités ; il ne s’agit cependant ni du même ni d’un art éloigné de ce dernier. L’un de ces arts est naturel, l’autre ne l’est pas, mais vient plutôt d’une certaine pratique des choses et d’une industrie.
Pour en traiter, prenons ici notre point de départ. Toute chose qu’on possède sert à deux usages ; elle convient en soir à chacun d’eux, mais non dans le même sens, l’un des usages étant propre à la chose, l’autre ne l’étant point, comme, pour une chaussure, de la chausser ou de l’échanger. Ce sont là, dans un cas comme dans l’autre, des façons d’user d’une chaussure ; en l’échangeant avec celui qui en a besoin contre de la monnaie ou des aliments, on fait un usage de la chaussure prise en tant que chaussure, mais non l’usage qui convient proprement à la chaussure, celle-ci n’ayant pas été faite en vue de l’échange. Il en est de même pour les autres possessions. Toutes en effet font l’objet de l’art des échanges, lequel part d’abord du donné naturel, les hommes possédant des choses tantôt en quantité plus grande, tantôt en quantité moindre que ce qui suffit (par où l’on voit aussi que le petit commerce n’est pas une forme naturelle de la chrématistique ; autrement l’échange devrait se borner à ce qui suffit aux gens). […]
C’est pourquoi la chrématistique semble concerner principalement la monnaie et avoir pour effet l’aptitude à considérer les moyens de se procurer des biens en abondance : c’est un art qui produit la richesse et les biens. En fait, on présente souvent la richesse comme une abondance de monnaie, pour la raison que l’art des échanges et le commerce local ont pour objet cela même. D’autres fois, la monnaie semble être, en revanche, une chose vaine, une simple convention sans rien de naturel, vu que, ceux qui s’en servent modifiant leurs usages, elle devient sans nulle valeur ni utilité pour nos besoins ; aussi un homme riche en monnaie manquera-t-il souvent des aliments nécessaires – il est étrange pourtant qu’une richesse soit telle que, la possédant en abondance, on meure de faim comme le fameux Midas de la fable, lorsque se changeait en or, sur sa prière cupide, tout ce qu’on lui présentait. […]
La forme domestique de la chrématistique (l’économie), en revanche a une limite : l’acquisition de biens, en effet, n’est point l’objet de l’administration domestique. C’est pourquoi il semble nécessaire que toute richesse ait une limite, tandis que nous voyons le contraire dans la pratique : tous ceux qui s’adonnent à la chrématistique augmentent sans limites la quantité de leur monnaie. L’usage que l’on fait de l’une empiète sur l’usage que l’on fait de l’autre parce qu’elles ont le même objet : c’est de la même possession que l’on use, mais non de la même manière ; dans un cas, il y a une fin autre que l’augmentation de la richesse, dans l’autre cas, cette augmentation est prise comme fin. aussi certains tiennent-ils que c’est là l’objet de l’administration domestique, et ils s’obstinent à penser qu’ils ont pour devoir de conserver ou d’augmenter sans limites la quantité de monnaie qu’ils possèdent.
Cette disposition vient du souci de vivre, non du souci de vivre bien ; comme il s’agit là d’un désir sans aucune limite, c’est encore sans limite que l’on désire les moyens de le satisfaire. Ceux-là même qui s’appliquent à vivre bien recherchent ce qui sert aux jouissances corporelles et, cela paraissant aussi se trouver dans ce qu’on possède, l’on ne s’occupe que de s’enrichir : c’est par là que s’est introduite la seconde espèce de chrématistique. Comme la jouissance réside dans un excès, on recherche un art qui produise de l’excès où réside la jouissance ; et, si l’on ne parvient pas à se procurer cet excès par la chrématistique, on tâche à l’obtenir d’une autre façon, par un exercice peu naturel de chacune de ses facultés. Il n’appartient pas au courage, en effet, de produire des biens, mais de donner de l’audace, comme il n’appartient pas à l’art militaire et à l’art médical de produire des biens : à l’un il appartient de donner la victoire, à l’autre, de donner la santé. Or on rend “chrématistique” toutes les facultés : cela constitue, croit-on, une fin, et tout doit tendre à cette fin.
Source : Aristote – Politique, Livre I, 1256 - 1258