Dans cette situation angoissante le jeune roi fut héroïque. Son armée, prêtée au comte de Flandre, guerroyait bien loin, entre Antioche et Alep. Il n’avait sous la main que quatre cents hommes. Ramassant ce qu’il put rallier de gens, il se porta avec la Vraie Croix au-devant de l’envahisseur. Si rapide fut sa marche qu’il devança Saladin à Ascalon. A peine y était-il entré, que l’armée égyptienne, forte de vingt-six mille hommes, l’y investissait. La situation des Francs paraissait si désespérée que Saladin, négligeant leur misérable petite armée dont la reddition ne semblait plus qu’une question d’heures, décida, en laissant devant elle, vers Ascalon, de simples rideaux de troupes, de marcher droit sur la Judée, peut-être même jusqu’à Jérusalem vide de défenseurs.
Au passage, à travers la plaine qui s’étend d’Ascalon à Ramla, il brûlait les bourgs et pillait les fermes, en laissant ses escadrons s’enrichir de la rafle de tout un pays. Dans sa marche triomphale et sans obstacle, il était arrivé, d’après certains chroniqueurs, près de Tell Djézer, le Montgisard des Francs, d’après d’autres, seulement devant Tell Séfi, la Blanche-Garde des Croisés, à l’entrée de la Vallée des térébinthes, et il se mettait en devoir de faire traverser par son armée le lit d’un oued, lorsque, à sa stupéfaction, il vit surgir au-dessus de lui, du côté où il s’y attendait le moins, cette armée franque qu’il croyait réduite à l’impuissance derrière les murailles d’Ascalon (25 novembre 1177).
C’est qu’il avait compté sans Baudouin IV. Dès que celui-ci, du haut des tours d’Ascalon, eut constaté le départ de Saladin, il avait pris du champ avec sa petite armée ; mais, au lieu de suivre l’ennemi sur la grande route de Jérusalem, il avait fait un crochet vers le nord, le long de la côte, pour se rabattre ensuite droit au sud-est, sur la piste des Musulmans. Un vigoureux désir de vengeance animait la petite troupe en traversant les campagnes incendiées par les coureurs ennemis. Près de Ramla, on découvrit les colonnes musulmanes qui s’engageaient dans le lit de l’oued. En d’autres circonstances la chevalerie franque eût sans doute hésité devant son incroyable infériorité numérique, mais l’ardeur des premiers croisés animait le Roi Lépreux.
« Dieu qui fait paraître sa force dans les faibles, écrit Michel le Syrien, inspira le roi infirme. Il descendit de sa monture, se prosterna face contre terre devant la croix et pria avec larmes. A cette vue le cœur de tous les soldats fut ému, ils jurèrent sur la croix de ne pas reculer et de regarder comme traître quiconque tournerait bride, ils remontèrent à cheval et chargèrent. » Au premier rang se dressait la Vraie Croix, portée par l’évêque Aubert de Bethléem ; elle devait, une fois de plus, dominer la bataille et plus tard les combattants chrétiens devaient avoir l’impression qu’au milieu de la mêlée elle leur était apparue immense, au point de toucher le ciel.
Les chroniqueurs nous montrent Baudouin IV et ses quatre cents chevaliers plongeant et se perdant un instant dans la cohue des forces musulmanes qui tentaient de se rallier au milieu de l’oued. Les Musulmans, qui pensaient d’abord les étouffer sous le nombre, commencèrent bientôt à perdre contenance devant la furie française. « Le passage, dit le Livre des deux jardins, était encombré par les bagages de l’armée. Soudain surgirent les escadrons des Francs, agiles comme des loups, aboyant comme des chiens ; ils chargèrent en masse, ardents comme la flamme. Les Musulmans lâchèrent pied. » Saladin, le sultan d’Égypte et de Damas, avec ses milliers de Turcs, de Kurdes, d’Arabes et de Soudanais, fuyait devant les quatre cents chevaliers de l’adolescent lépreux…
Fuite éperdue. Jetant bagages, casques et armes, ils galopaient à travers le désert d’Amalek, droit vers le ruisseau d’Égypte et le Delta.
Pendant deux jours Baudouin IV ramassa sur toutes les pistes un butin prodigieux, puis il rentra à Jérusalem en triomphal arroi. De fait, jamais plus belle victoire chrétienne n’avait été remportée au Levant et, en l’absence du comte de Flandre et du comte de Tripoli, tout le mérite en revenait à l’héroïsme du roi dont les dix-sept ans, triomphant pour un instant du mal qui rongeait son corps, s’égalaient à la maturité d’un Godefroi de Bouillon ou d’un Tancrède.
Source : René Grousset - L’épopée des Croisades (1936)