Une découverte inattendue
Égypte, -1353 avant J.-C – Amenhotep IV connu sous le nom d’« Akhenaton » décide d’établir sa nouvelle capitale : la ville d’Akhetaton ou « l’Horizon du Disque », l’actuelle ville de Tel el-Amarna, située le long de la rive est du Nil dans un cirque rocheux désertique. Le nouveau pharaon, mystique et penseur, rompt avec la tradition religieuse de son époque centrée sur le culte d’Amon, décide de quitter la capitale Thèbes pour fonder Akhetaton et développer un nouveau culte exclusif au dieu solaire Aton.
Pillée et saccagée peu après la mort du pharaon, la ville retourna à ce qu’elle fut auparavant, c’est-à-dire une étendue aride et désertique, en à peine vingt ans. Seules quelque fondations en briques indiquent les traces d’anciens temples dans cette capitale éphémère, ainsi que quelques ruines d’habitations ou de bâtiments administratifs.
Plusieurs milliers d’années s’écoulèrent dans ce lieux abandonné de toutes les mémoires jusqu’à ce qu’en 1887, plusieurs tablettes d’argile écrites en écriture cunéiforme soient retrouvées par des locaux égyptiens qui les revendirent sur le marché des antiquités.
La découverte initiale de ces tablettes laissa perplexes les spécialistes qui les prirent pour des faux : en effet, comment et pourquoi des tablettes écrites en cunéiforme se trouveraient en Égypte dans cette ancienne capitale ? D’autant plus que l’écriture hiéroglyphique et cunéiforme sont clairement différentes et reconnaissables comme ces deux exemples ci-dessous l’illustrent – le cunéiforme est constitué de signes avec uniquement des traits tandis que les hiéroglyphes représentent des objets naturels ou humains :
Par la suite, plusieurs fouilles notamment entreprises par le britannique Flinders Petrie entre 1891 et 1892 permirent la découverte d’autres tablettes, jusqu’à atteindre aujourd’hui un total de 382, conservées principalement à Berlin, au Caire, au British Museum ou au Louvre.
Ces tablettes sont appelées les Lettres d’Amarna et constituent la correspondance diplomatique échangée à cette époque entre les principaux royaumes en lien avec l’Égypte pharaonique : Babylone, l’empire Hittite, l’Assyrie, l’Arzawa, le Mitanni ou les états vassaux de Syrie-Palestine.
Parmi toutes ces lettres se trouvent deux documents (numérotés EA#31 et EA#32) entre le pharaon Amenhotep III et le roi Tarhundaraba du royaume d’Arzawa, une province de l’empire Hittite ayant pour capitale Apasa, l’actuelle Éphèse.
La prononciation de chaque caractère cunéiforme était déjà connue grâce au déchiffrement de l’akkadien quelques années auparavant en 1857. Seulement, malgré la lecture possible du texte, la grammaire est inconnue, les mots restent indéchiffrables et ne semblent appartenir à aucune autre langue utilisant le cunéiforme comme système d’écriture.
Commence alors une recherche faite d’intuitions et d’hypothèses pour tenter de comprendre quelle peut donc être cette langue, et par extension, redécouvrir l’empire Hittite.
Bedřich Hrozný, linguiste et archéologue
Un nom à retenir dans cette longue enquête est celui de Bedřich Hrozný (1879-1952), un orientaliste et linguiste tchèque. Bien que ses recherches finalisent un premier déchiffrement complet du hittite en 1915, les précédentes découvertes aussi bien intellectuelles que matérielles de nombreux autres spécialistes furent importantes :
- Le linguiste norvégien Jørgen Alexander Knudtzon (†1917) fut le premier à reconnaître dans le hittite une langue aux origines indo-européennes dès 1902.
- L’archéologue allemand Hugo Winckler (†1913) découvrit en 1906 dans le village de Boğazköy en Turquie de nombreuses tablettes écrites dans une langue inconnue, le hittite. Boğazköy se révéla par la suite être l’emplacement de la capitale de l’empire Hittite, la ville d’Hattusa.
Bedřich Hrozný est un des orientalistes les plus connus au monde non seulement grâce à son travail pour déchiffrer la langue hittite mais plus généralement pour développer la branche de l’hittitologie en regroupant l’archéologie, la philologie, l’histoire et l’étude de l’art des Hittites, population d’Anatolie du IIème millénaire avant J.C.
Né dans la famille d’un prêtre évangélique en 1879 en tant que l’aîné de cinq frères et sœurs, son intérêt pour le Proche-Orient ancien a pu s’éveiller à la lecture des nombreux récits bibliques – à noter que la Bible hébraïque mentionne déjà le peuple des ḥittîm qui sera rapproché plus tard aux Hittites antiques. Sa scolarité se poursuit à Prague où ses sujets de prédilection se précisent : en plus du latin et du grec, Hrozný se tourne vers l’étude de l’hébreu et de l’arabe, indispensables pour mieux connaitre les langues orientales.
Apres le décès de son père et son arrivée à l’université de Vienne, il se consacre aux langues orientales à la Faculté de philosophie ainsi qu’à l’histoire du Proche-Orient. Il assiste à des conférences sur l’arabe, l’hébreu, l’araméen, le syriaque, l’éthiopien, l’arabe sabéen du sud, la paléographie arabe mais aussi l’égyptien, le sanskrit, le persan ancien et nouveau et bien sûr aussi l’histoire de l’Orient.
Devenu professeur, il est également un archéologue et le découvreur de lieux de sépulture ainsi que de documents en Asie Mineure au cours de plusieurs expéditions.
Par la suite, Hrozný continue son travail dans le monde universitaire en fondant en 1929 un journal académique, le Archiv Orientální, publié par l’Institut Oriental de République Tchèque. Il est l’auteur de nombreux livres, articles et conférences scientifiques tout au long de sa vie qui se terminera en 1952 à l’âge de 73 ans alors qu’il se consacrait au déchiffrage de hiéroglyphes hittites, ainsi que d’écritures de l’Inde antique et de la Crète, sans toutefois y parvenir.
Déchiffrer les premières tablettes
Comme évoqué avec les Lettres d’Amarna, la langue hittite écrite avec des caractères cunéiforme pose un problème majeur : il est possible de la lire sans toutefois la comprendre, notamment car contrairement à toutes les autres langues avec du cunéiforme, la racine du hittite n’est non pas sémitique comme le sumérien, l’akkadien, l’assyrien et le babylonien, mais indo-européenne, soit donc beaucoup plus proche de langues qui nous sont familières comme le grec et le latin :
Cette hypothèse fut apportée en premier par le norvégien Knudtzon grâce à son interprétation partielle des Lettres d’Amarna écrites en hittite mais ne fut pas encore confirmée de manière décisive à cause de l’incertitude dans ce rapprochement entre hittite et langues indo-européennes.
Hrozný fit une avancée majeure pour confirmer cette hypothèse de recherche notamment en se basant sur cette phrase provenant d’une tablette trouvée à Hattusa, ligne 70 dans le fac-similé ci-dessous, et qui sera détaillée pas-à-pas :
Cette ligne est retranscrite ci-dessous de manière plus lisible avec la prononciation de chaque caractère cunéiforme et la traduction de la phrase:
nu | NINDA- | an | e- | ez- | za- | at- | te- | ni |
maintenant vous ne mangerez que du pain
wa- | a- | tar- | ma | e- | ku- | ut- | te- | ni |
et ne boirez que de l’eau
Hrozný mis en avant les points suivants :
- Le mot NINDA est un idéogramme sumérien 𒃻 , c’est-à-dire qu’il représente non pas une syllabe mais un objet (d’ou les majuscules pour l’identifier par convention), ici le pain – c’est un des rares mots connu directement par comparaison avec le sumérien.
- Le mot suivant ezzatteni avec sa base ezz– est proche de l’allemand essen, du latin edo ou encore de l’anglais eat, pour signifier manger. Le suffixe –tteni est aussi commun entre les deux mots ezzatteni et ekutteni, les deux mots semblent donc être de la même catégorie grammaticale (ici, un verbe). Le rapprochement logique avec le pain et le verbe manger fait aussi sens.
- Le mot de la seconde ligne, watar (en rouge sur le fac-similé) ressemble au mot anglais water, l’eau en français.
- Le mot suivant ekutteni par rapprochement avec la première ligne devrait donc être le verbe pour signifier boire. La racine ek– peut se rapprocher de la racine indo-européenne ek- qui se transforma ensuite en latin eb- comme dans ebrius, ivre, qui donne ébriété en français ou encore dans aqua, l’eau.
- Le premier mot nu peut ensuite se rapprocher de l’anglais now qui signifie maintenant.
- Enfin, les désinences restantes -an et -ma correspondent à des marqueurs de cas (sujet, complément etc.) que l’on retrouve en allemand ou en latin par exemple.
Il est maintenant possible de donner un sens à cette phrase auparavant inconnue avec mot à mot :
- « maintenant – du pain – tu manges – de l’eau – tu bois »
En connaissant un peu plus de grammaire – le présent en hittite peut ressembler à l’impératif avec un sens futur dans les prières et les ordres, ce qui donne :
- « maintenant vous ne mangerez que du pain et ne boirez que de l’eau »
En conclusion, grâce à ces observations faites par Hrozný et leur confrontation avec d’autres exemples pour élaborer un système cohérent, le rapprochement entre la langue hittite et les langues indo-européennes put définitivement être confirmé, permettant au tchèque de poursuivre ses travaux jusqu’à publier une première grammaire hittite deux ans plus tard en 1917.
L’art hittite retrouvé
Trois millénaires ont été nécessaires pour retrouver la trace de l’empire Hittite dont la langue et l’existence même avait été perdues. Entre la découverte fortuite de tablettes à Tel el-Amarna jusqu’au déchiffrement de la langue hittite, plusieurs expéditions archéologiques se sont déroulées en Anatolie (actuelle Turquie) notamment sur le site de l’ancienne capitale hittite, Hattusa. La Première et Deuxième Guerre Mondiale ont mis en pause le travail pour reconstituer le fil de l’humanité qui parcourut le Proche-Orient ancien, traversant les monts Zagros à l’Ouest de l’Iran, la Mésopotamie, l’Egypte, l’Anatolie puis la Grèce par la suite.
Contrairement aux civilisations égyptiennes ou mésopotamiennes, la culture hittite nous a laissé peu d’œuvres d’art. L’effondrement de l’âge de bronze vers -1200 av. J.C. mis à mal les routes commerciales ainsi la propagation de la culture dans ces régions de l’Asie Mineure où l’empire Hittite s’effondra et se disloqua rapidement en petits États.
L’art à cette époque pour les Hittites était moins un mode d’expression personnel qu’un contenu politique et religieux lié au pouvoir en place. Néanmoins, de plus en plus d’artefacts furent retrouvés, restaurés et étudiés pour tenter de combler l’histoire et la vision du monde de ces hommes comme avec ces rythons, des vases en argent avec des incrustations d’or retrouvés en Anatolie centrale (Turquie) et datés de -1400 / -1200 av. J.C.
Ces vases en forme d’animaux étaient utilisés pour verser des liquides, comme le vin ou la bière, sur un autel ou devant une statue divine afin d’honorer les dieux. Le cerf est l’animal attribut du dieu hittite du Monde Sauvage, de la Chasse et de l’Agriculture, que l’on appelle Kuruntiya, tandis que le taureau évoque très certainement le dieu de l’Orage Tarhuna.
De manière générale, on retrouve de très nombreuses figures de taureaux dans les témoignages artistiques en Anatolie comme cette tête de taureau en terre cuite provenant d’Hattusa – le taureau étant un animal fondamental de la symbolique proche-orientale ancienne. Dans la mythologie hurrite – qui a inspiré la culture hittite – le char du dieu de l’Orage est tiré par deux taureaux divins, appelés Sheri et Tilla.
La poursuite de l’hittitologie
Suite aux fouilles archéologiques en Turquie au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, les progrès en hittitologie on pu continuer avec notamment la publication d’une grammaire hittite, A Grammar of the Hittite Language, par Hoffner et Melchert en 2008, doublant presque le contenu du précédent ouvrage en allemand, le Hethitisches Elementarbuch, publié en 1960. Ce sont au total près de 30 000 fragments en hittite pour l’instant collectés et stockés dans différents musées qui, bien que généralement de petites tailles, permettent d’avoir une base de textes suffisante pour entrapercevoir les pratiques, l’organisation et les croyances des Hittites au travers de textes religieux pour la majorité du corpus (prescriptions rituelles, prières, récits mythologiques, description de fêtes) ou de textes administratifs.
Sources : - Hans Henrich Hock, Brian D. Joseph - Language History, Language Change, and Language Relationship - Ronald Kim - ‘To drink’ in Anatolian, Tocharian, and Proto-Indo-European - Mitteilungen der Deutschen Orient-Gesellschaft p.42-44 - Carl D. Buck - Hittite an Indo-European Language? - Classical Philology Volume 15, Number 2 Apr., 1920 - Olivier Lauffenburger - Hittite Grammar - H. F. Figulla, E. Forrer und E. F. Weidner - Keilschrifttexte aus Boghazkoi (Textes cunéiformes de Boghazkoi), Tome I à IV + Tome XIII - Ronald I. Kim, Jana Mynářová, Peter Pavúk - Hrozný and Hittite: The First Hundred Years, p.45-51 - The Tell el-Amarna tablets in the British Museum - The Book of the dead; facsimile of the papyrus of Ani in the British Museum - Illustration de Tell el-Amarna par Jean-Claude Golvin - Vincent Blanchard - Royaumes oubliés, De l'empire hittite aux Araméens