Bertrand du Guesclin – Récit de son premier tournoi

Bertrand s’occupait de ces tristes réflexions en regardant les courses et les beaux faits dont il était témoin, et les regrets de n’être que témoin n’en étaient que plus vifs, lorsque la bonne fortune le servit à son gré, et lui procura un moyen inespéré de satisfaire la passion pour l’honneur, et d’entrer dans la carrière à son tour.

Il vit un gentilhomme qui, autant fournir les courses d’ordonnance, quittait les rangs et se retirait en sa maison. Bertrand le suivit, monta a sa chambre, et se jeta a ses genoux, le conjurant de lui prêter un cheval et des armes pour qu’il eut l’honneur d’entrer ans la lice ; et il se nomma, et protesta de n’oublier jamais une si grande faveur, et de la reconnaître toute sa vie et en toutes rencontres. Le gentilhomme, à qui le nom de du Guesclin était fort connu, fut ravi de voir une si belle émulation dans un si jeune écuyer ; il l’en applaudit et lui accorda sa demande avec joie, l’arma lui-même, et ordonna qu’on lui équipât un cheval frais, le plus prestement qu’il serait possible.

Il serait difficile de peindre ici la satisfaction du jeune homme ; jamais il n’en avait goûté une pareille, et sa joie ne pouvait être égalée que par l’espérance du succès.

Bertrand, animé de ces sentiments, entre dans la carrière, et se met en rang. À l’instant un chevalier du parti des tenants se présente l’autre bout de la carrière ; Bertrand hausse la main pour signaler qu’il accepte le combat ; les trompettes se font entendre, et les deux champions se joignent à bride abattue, et s’abandonnent l’un contre l’autre. Des le premier coup de lance, Bertrand enlève la visière à son ennemi (ce qui était le chef d’oeuvre de ce genre de combats, ou il est d’ordonnance que le casque ne fut pas attache) ; et du même coup heurte si violemment le cheval, qu’il le renverse avec son cavalier, que l’on enlève évanoui de la chute, et le cheval tellement maltraité qu’il en mourut. L’athlète, revenu de son évanouissement, veut avoir sa revanche, et n’est pas plus heureux ; en sorte qu’il se retire.

Le seigneur du Guesclin, qui était aussi l’un des tenants, sortit des rangs, pour fournir la seconde course du vainqueur. Bertrand se présenta pour le soutenir ; mais, reconnaissant son père à son écu et à sa cotte d’armes, il s’arrêta tout court, baisse sa lance, et fit une profonde inclination a son adversaire. Cette action surprit toute l’assemblée, et l’on pensa que c’était un effet de la réputation que le seigneur du Guesclin s’était acquise d’être l’un des plus forts, des plus vaillants et des plus redoutables chevaliers qu’il y eut au monde.

Un troisième combattant du même parti se présenta pour venger la défaite du premier, et n’eut que le même succès. Du premier coup le jeune homme lui enleva son casque, qui tomba douze pieds plus loin, et renversa l’homme de dessus son cheval. Enfin Bertrand, toujours inconnu, fournit quinze courses pareilles et avec la même fortune, et donne à toute l’assemblée autant d’admiration que d’impatience de savoir qui il était ; en sorte qu’on engagea un seizième athlète à se mettre sur les rangs, et à tacher de lui enlever la visière. C’était un chevalier de Normandie, généralement reconnu pour le plus adroit de toute l’Europe. Le chevalier se présente, demande la coure, Bertrand l’accepte, et ils s’approchent. Le Normand réussît et enlève la visière de ce victorieux, qui fut vu et reconnu. Quelques écrivains ont dit que dans la premier rencontre Bertrand l’avait serré de si près, que de son bras gauche il l’avait enlevé de la selle, et porte ainsi jusqu’au bout de la lice ; mais cela n’est ni vraisemblable, ni confirmé. Quoi qu’il en soit, la victoire du jeune héros fut consommée par cette dernière course ; les applaudissements retentissent de toutes parts, et les plus hardis commencèrent à le redouter.

Mais qui pourrait exprimer la surprise du seigneur du Guesclin, sa joie, son admiration, ses mouvements de tendresse à la vue de son fils, de cet inconnu dont il avait vu avec ravissement les exploits sans le connaitre ? Il courut à lui avec vivacité, le serra dans ses bras, le félicita de la gloire dont il venait de se couronner, en présence des princes et de toute leur cour, et l’assura qu’en toute occasion il le mettrait en état de soutenir un si glorieux commencement.

Toute la noblesse prit part a la joie du père et au triomphe du fils, a qui le prix du tournoi fut adjugé d’une voix unanime et sans jalousie. Il fut conduit a la cathédrale par tous les chevaliers, suivis d’une foule de peuple ; il rendit grâces à Dieu d’une si heureuse journée, et du même pas sa reconnaissance le conduisit chez le gentilhomme, son bienfaiteur, qui lui avait procure tant d’honneurs : son père et lui exprimèrent leurs sentiments dans les termes les plus touchants ; et lui-même sentait une joie et une satisfaction inexprimables d’avoir contribué à leur gloire.

Source : Guyard de Berville - Histoire de Bertrand du Guesclin, comte de Longueville, connétable de France