Brasidas – Le spartiate du logos

Figure incontournable de la Guerre du Péloponnèse, le général spartiate Brasidas fut l’un des piliers pour sceller ce conflit contre Athènes et sa ligue de Délos. Thucydide, à la fois acteur dans cette guerre et par la suite son historien, évoque ce stratège lacédémonien dans son habilité pour l’art du discours tout autant que celui de la guerre. La tension entre Athènes et Sparte culmina avec la bataille d’Amphipolis, brillamment remportée par Brasidas en 424 avant J.C. dont le second discours témoigne de son état d’esprit : « si je sais conseiller les autres, je sais tout aussi bien me comporter dans l’action ». Mortellement blessé mais n’ayant perdu que sept soldats contre la perte de six cents athéniens, il décéda peu après la bataille après avoir appris la victoire de ses troupes.

Il fut introduit à l’Assemblée. Tout Lacédémonien qu’il était, il avait un certain talent de parole. Voici son discours :

« Les Lacédémoniens, en m’envoyant avec mon armée, ont voulu confirmer ce que nous avons proclamé au début de la guerre, en déclarant que nous prenions les armes contre les Athéniens pour délivrer la Grèce. Si nous sommes arrivés avec quelque retard, c’est qu’une guerre entreprise ailleurs a déçu notre attente ; nous comptions, par nous-mêmes et sans vous faire prendre part au péril, abattre rapidement les Athéniens. Nul ne saurait nous en faire grief. Maintenant que l’occasion s’en est présentée, nous voici devant vous et avec votre concours nous tâcherons d’en finir avec eux. Aussi je m’étonne que vous m’ayez fermé vos portes et que ma venue ne vous ait pas causé de plaisir. Car nous autres Lacédémoniens, nous pensions trouver en vous des alliés, qui même avant notre arrivée nourrissaient à notre égard des sentiments sympathiques et souhaitaient notre amitié. C’est pour cela que nous avons affronté de si grands périls, en traversant un pays étranger, en fournissant une marche de plusieurs jours et en montrant toute la promptitude possible. Que vos intentions soient différentes, que vous mettiez des obstacles à votre liberté et à celle des autres Grecs, voilà qui serait extraordinaire ! Ce ne serait pas seulement une entrave à nos projets, ce serait me susciter des difficultés auprès des peuples à qui je m’adresserais : ils s’autoriseraient de votre refus à me recevoir. Et pourtant c’est à vous que je me suis adressé en premier lieu, à vous dont la cité est puissante et dont la réputation d’intelligence est bien établie. De votre refus, je ne pourrai donner aucune explication plausible : on dira que je n’apporte qu’une liberté trompeuse ou encore que je suis dans l’incapacité absolue, totale de repousser les Athéniens, s’ils viennent vous attaquer. Pourtant quand je me suis porté au secours de Nisaea, avec l’armée que je commande maintenant, ils n’ont pas osé en venir aux mains, tout supérieurs en nombre qu’ils étaient. Aussi n’est-il pas vraisemblable qu’ils envoient par mer contre vous une armée aussi importante.

Pour moi, je ne suis pas venu opprimer les Grecs, mais les délivrer. J’ai engagé par les serments les plus augustes les magistrats lacédémoniens à laisser leur indépendance à tous les peuples dont je pourrai obtenir l’alliance. Du reste, ce n’est ni par la violence ni par la ruse que nous entendons vous faire entrer dans notre parti. Loin de là, nous combattrons avec vous pour vous délivrer des Athéniens. Je prétends donc ne pas être soupçonné, puisque je vous ai donné les assurances les moins contestables, ni passer pour un protecteur impuissant ; c’est à vous à prendre confiance et à vous joindre à nos troupes. Si l’un de vous, obéissant à quelque crainte, redoute que je ne remette la ville à un parti et qu’il croie devoir hésiter, qu’il se rassure entièrement. Car je ne suis pas venu pour me mêler au jeu des factions et la liberté que je vous apporte serait bien suspecte si, au mépris de vos anciennes institutions, j’asservissais dans votre ville la foule à une minorité, ou cette minorité à la masse des citoyens. Une liberté de ce genre serait plus insupportable que la domination étrangère. Aussi bien, nous autres Lacédémoniens ne retirerions-nous de nos peines aucune reconnaissance ; loin d’obtenir estime et honneurs, nous n’obtiendrions que des reproches. Les mêmes imputations, qui nous font prendre les armes contre les Athéniens, nous vaudraient plus d’hostilité qu’à des gens qui ne se piquent pas de vertu. Des gens en renom se déshonorent davantage en satisfaisant leurs ambitions par de spécieux prétextes qui ; par la force ouverte. Dans un cas on n’a recours qu’au droit de la force, que donnent les circonstances ; dans l’autre, on recourt à toutes les ressources de l’injustice et de la ruse.

Aussi apportons-nous une extrême circonspection même dans les questions qui sont les plus discutées entre vous. Vous vous en convaincrez moins par les serments que par l’accord de nos actes avec nos paroles ; celui-ci vous montrera incontestablement la sincérité de nos propositions. Si cependant vous prétendez ne pas pouvoir accepter ce que je vous propose ; si tout en invoquant votre bonne volonté, vous croyez, sans avoir subi le moindre tort, devoir nous repousser ; si vous déclarez que cette liberté ne vous apparaît pas exempte de dangers ; si vous pensez qu’il est juste de la proposer à ceux qui peuvent la recevoir, mais que personne ne peut être contraint à l’accepter contre son gré, alors je prendrai à témoin les dieux et les héros de ce pays que, venu pour votre bien, il m’est impossible de vous convaincre. Alors c’est en ravageant votre territoire que je tâcherai de vous amener à mes vues. Je ne croirai pas commettre une injustice, j’estimerai au contraire que ma conduite se justifie par une double nécessité : l’intérêt des Lacédémoniens, pour qui vous prétendez avoir de la sympathie, mais qui ne sauraient souffrir que, par votre refus de se joindre à eux, vous portiez votre tribut aux Athéniens et l’intérêt des Grecs dont vous empêcheriez ainsi l’affranchissement. Rien ne justifierait notre conduite, si nous n’avions pas en vue l’intérêt commun ; nous ne serons pas en droit, nous les Lacédémoniens, d’assurer la liberté à des gens qui n’en veulent pas. Mais nous n’aspirons pas à la domination, nous voulons au contraire en garantir les autres. Et nous ferons tort à la majorité des Grecs, si nous tolérons votre opposition, quand nous apportons à tous indistinctement l’indépendance. Voilà sur quoi il vous faut sagement délibérer. Tâchez d’être les premiers à assurer la liberté des Grecs et à acquérir ainsi un renom immortel. En évitant la ruine de vos intérêts particuliers, assurez à votre cité tout entière le plus beau des titres. »

Telles furent les paroles de Brasidas. Les Akanthiens, après avoir longuement pesé le pour et le contre, procédèrent à un vote secret. Comme les raisons de Brasidas étaient persuasives et, qu’ils craignaient pour leurs récoltes, la majorité fut d’avis d’abandonner le parti d’Athènes. Ils firent prêter à Brasidas le serment qu’il avait exigé, à son départ, des magistrats lacédémoniens, à savoir qu’il respecterait la liberté des alliés qu’il s’attacherait. A ces conditions, ils reçurent l’armée. Peu de temps après, Stagyre, colonie d’Andros, quitta elle aussi le parti d’Athènes. Tels furent les événements de cet été.


Son plan était d’attaquer à l’improviste les Athéniens, avant qu’ils pussent se retirer ; il ne les trouverait plus, pensait-il, une autre fois pareillement réduits à eux-mêmes, quand ils auraient reçu des renforts. Il rassembla donc tous ses soldats pour les encourager et leur faire part de son dessein. Voici ce qu’il leur dit:

« Soldats péloponnésiens, vous venez d’un pays qui a toujours sauvegardé sa liberté par son courage ; vous êtes des Doriens et vous avez à combattre des Ioniens, dont vous avez si souvent triomphé. Voilà ce qu’il suffit de vous rappeler brièvement. Mais je veux aussi vous faire part de mon plan d’attaque, afin de vous rassurer et de vous réconforter, si vous éprouviez quelque appréhension, en ne me voyant engager qu’une partie de mes forces. J’ai de bonnes raisons de le croire, c’est par mépris pour nos troupes et parce qu’ils comptent que nul n’osera sortir à leur rencontre, que les Athéniens sont montés sur la hauteur où en désordre, tout occupés à reconnaître le terrain, ils sont sans méfiance. Discerner chez l’ennemi de pareilles fautes, tenir compte de ses propres forces pour l’attaquer, non point à découvert et en bataille rangée, mais en tirant parti des circonstances, voilà, en règle générale, la condition du succès. Les plus glorieux stratagèmes sont ceux qui, en trompant parfaitement l’adversaire, se révèlent les plus utiles pour nos amis. L’ennemi est encore plein d’une confiance inconsidérée ; il songe plutôt, me semble-t-il, à se retirer qu’à s’installer ; eh bien ! je vais profiter de ce flottement dans ses desseins et, sans attendre qu’il ait pris une résolution ferme, je vais avec les hommes qui m’accompagnent et en le devançant, si je puis, foncer sur le centre de son armée. Pour toi, Kléaridas, quand tu me verras aux prises avec lui et vraisemblablement le jeter dans l’épouvante, prends avec toi le reste des hoplites, les Amphipolitains et les autres alliés, fais ouvrir les portes et te hâtant de sortir, empresse-toi de venir me rejoindre. Ton apparition ne manquera pas de les frapper d’effroi. Des troupes qui apparaissent au milieu du combat sont plus redoutables que celles qu’on a devant soi et avec lesquelles on a engagé la bataille. Montre toi-même toute la vaillance naturelle à un vrai Spartiate et vous, alliés, suivez-le avec courage. Soyez persuadés que pour bien combattre, trois conditions sont nécessaires : la décision, l’honneur, l’obéissance aux chefs. En ce jour, si vous montrez votre valeur, vous obtiendrez la liberté et le titre d’alliés de Lacédémone ; sinon vous deviendrez les esclaves des Athéniens ; en mettant les choses au mieux et en supposant que vous ne soyez ni vendus ni tués, vous subirez un esclavage que vous n’avez jamais connu et vous aurez été un obstacle à l’affranchissement des autres Grecs. Mais non ! en voyant l’enjeu de la bataille, vous ne faiblirez pas. Et moi-même, je vous ferai voir que, si je sais conseiller les autres, je sais tout aussi bien me comporter dans l’action ».

Source : Thucydide - Histoire de la Guerre du Péloponnèse - Livre IV, 84-88 et livre V, 8-9