Qu’est-ce donc que l’amour ! J’ai beau avoir lu tout ce que des prétendus sages ont écrit sur sa nature, et j’ai beau y philosopher dessus en vieillissant que je n’accorderai jamais qu’il soit ni bagatelle, ni vanité. C’est une espèce de folie sur laquelle la philosophie n’a aucun pouvoir ; une maladie à laquelle l’homme est sujet à tout âge, et qui est incurable si elle frappe dans la vieillesse. Amour indéfinissable ! Dieu de la nature ! Amertume dont rien n’est plus doux, douceur dont rien n’est plus amer. Monstre divin qu’on ne peut définir que par des paradoxes.
J’étais amoureux de cette demoiselle, mais la fille de Silvia, avec laquelle je n’avais autre plaisir que celui de souper en famille, affaiblissait cet amour qui ne me laissait plus rien à désirer. Nous nous plaignons des femmes qui, malgré qu’elles nous aiment, et qu’elles soient sûres d’être aimées, nous refusent leurs faveurs ; et nous avons tort. Si ces femmes-là nous aiment, elles doivent craindre de nous perdre, et par conséquent elles doivent faire tout ce qu’elles peuvent pour tenir toujours vivant le désir que nous avons de parvenir à les posséder. Si nous y parvenons, il est certain que nous ne les désirerons pas, car on ne désire pas ce qu’on possède ; les femmes ont donc raison de se refuser à nos désirs.
Mais si les désirs des deux sexes sont égaux pourquoi n’arrive-t-il jamais qu’un homme se refuse à une femme qu’il aime, et qui le sollicite ? La raison ne peut être que celle-ci : L’homme qui aime sachant d’être aimé fait plus de cas du plaisir qu’il est sûr de faire à l’objet aimé que de celui que le même objet pourra lui faire dans la jouissance. Par cette raison il lui tarde de le contenter. La femme préoccupée par son propre intérêt doit faire plus de cas du plaisir qu’elle aura elle-même que de celui qu’elle donnera ; pour cette raison elle diffère tant qu’elle peut, puisque se rendant, elle a peur de perdre ce qui l’intéresse le plus : son propre plaisir. Ce sentiment est propre à la nature du sexe féminin, et il est uniquement la cause de la coquetterie que la raison pardonne aux femmes, et qu’elle ne saurait jamais pardonner à un homme. Aussi ne la voit-on dans l’homme que très rarement.
La plus grande partie des filles bien élevées se donnent à l’hyménée sans que l’amour s’en soit mêlé, et elles n’en sont pas fâchées. Il semble qu’elles sachent que leurs maris ne sont pas faits pour être leurs amoureux. Le même esprit, à Paris principalement, règne dans les hommes aussi. Les Français sont jaloux de leur maîtresses, jamais de leurs femmes.
Elle me reçoit d’un air affable et modeste, et elle suspend le plaisir d’entendre la musique pour avoir celui de me parler. Quand une fille est jolie il ne faut qu’un instant pour la trouver telle ; si pour obtenir un jugement favorable elle a besoin d’être examinée les charmes de sa figure deviennent problématiques. Donna Leonilda était frappante.
— Tout cela, lui dis-je, vaut bien les quatre cent sequins, et demain je les payerai avec plaisir ; mais sous les mêmes conditions que j’ai acheté le cheval, et avec une autre de plus : et c’est que vous m’accorderez toutes les faveurs qu’on accorde à l’amour.
— Vous parlez très clairement. Je vous réponds aussi avec la même clarté. Je suis honnête fille, et je ne me vends pas.
— Sachez, ma belle Lia, que toutes les femmes, honnêtes ou non, se vendent. Quand un homme a le temps il les achète par des soins, et quand il est pressé comme moi il met en usage les présents, et l’or.
Mme Lebel est une des dix ou douze femmes que j’ai le plus tendrement aimées dans mon heureuse jeunesse. Elle avait tout ce qu’on peut désirer pour être heureux en ménage si mon sort avait été de connaître cette félicité. Mais avec mon caractère, peut-être ai-je bien fait de ne point m’attacher irrévocablement, quoique à mon âge, mon indépendance soit une sorte d’esclavage. Si je m’étais marié avec une femme assez habile pour me diriger, pour me soumettre, sans que j’eusse pu m’apercevoir de ma sujétion, j’aurais soigné ma fortune, j’aurais eu des enfants, et je ne serais pas comme je le suis, seul au monde et n’ayant rien. Mais laissons les digressions sur un passé impossible à rappeler, et puisque je suis heureux par mes souvenirs, je serais fou de me créer d’inutiles regrets.
Je n’avais pas besoin de femme pour satisfaire à mon tempérament, mais d’aimer, et de reconnaître dans l’objet qui m’intéressait beaucoup de mérite tant à l’égard de la beauté, comme à celui des qualités d’âme ; et mon amour naissant gagnait en force, si je prévoyais que la conquête devait me coûter des soins. Je mettais la possibilité de la non-réussite dans la ligne des impossibles ; je savais qu’il n’y a pas de femme au monde qui puisse résister aux soins assidus, et à toutes les attentions d’un homme qui veut la rendre amoureuse.
[Pauline à Casanova.]
— Je ris de ce qu’elle lui dira qu’elle vous a trouvé à table avec votre femme.
— Elle ne le croira pas, car elle sait trop bien que le mariage est un sacrement que j’abhorre.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est le tombeau de l’amour.
— Pas toujours.
[…]
— Oserais-je vous demander quelle est votre patrie ?
— Je prévois que je n’aurai pas des secrets pour vous pour peu que vous en soyez curieux ; mais de grâce laissons passer quelques jours. Je n’ai commencé à vous connaître qu’aujourd’hui, et d’une façon qui vous rend bien respectable à mon esprit.
— Je me trouverai tout flatté si je peux gagner votre estime ; mais pour le respect, je ne l’aime pas trop, car il exclut l’amitié. J’aspire à la vôtre, et je vous avertis que je vous tendrai des pièges pour la conquérir.
Une demi-heure après que je fus à l’auberge la malle vint, où la pauvre femme trouva toutes ses nippes qu’elle n’espérait plus de revoir ; elle ne trouvait pas assez de paroles pour me témoigner sa reconnaissance, et elle déplorait son état [la vérole] qui l’empêchait de me faire voir tout ce qu’elle sentait pour moi. Cela est dans la nature ; une femme remplie de sentiments croit de ne pouvoir pas faire davantage pour un homme qui lui a fait un bienfait, que de se donner à lui en corps et en âme. Je crois qu’un homme pense différemment ; la raison en est que l’homme est fait pour donner, la femme pour recevoir.
M. Hamilton était un homme de génie ; on m’a dit qu’il s’est marié actuellement avec une fille qui eut le talent de le rendre amoureux. Ce malheur arrive souvent aux hommes qui surent s’en garder dans toute leur vie ; l’âge affaiblit les cœurs également que l’esprit. Celle de se marier est toujours une sottise, mais lorsqu’un homme la fait, étant acheminé à la vieillesse, elle est mortelle. La femme qu’il épouse ne peut avoir pour lui que des complaisances qu’il paye de sa propre vie qu’à coup sûr il abrège ; et si par hasard cette femme est amoureuse de lui, il se trouve à une condition encore plus mauvaise. Il doit mourir en deux ou trois ans.
Source : Giacomo Casanova - Histoire de ma vie