Chateaubriand – Génie du christianisme

Le Baptême

Si les mystères accablent l’esprit par leur grandeur, on éprouve une autre sorte d’étonnement, mais qui n’est peut-être pas plus profond, en contemplant les sacrements de l’Église. La connaissance de l’homme civil et moral est renfermée tout entière dans ses institutions.

Le Baptême, le premier des sacrements que la religion confère à l’homme, selon la parole de l’Apôtre, le revêt de Jésus-Christ. Ce sacrement nous rappelle la corruption où nous sommes nés, les entrailles douloureuses qui nous portèrent, les tribulations qui nous attendent dans ce monde ; il nous dit que nos fautes rejailliront sur nos fils, que nous sommes tous solidaires : terrible enseignement, qui suffirait seul, s’il était bien médité, pour faire régner la vertu parmi les hommes.

Voyez le néophyte debout au milieu des ondes du Jourdain : le solitaire du rocher verse l’eau lustrale sur sa tête ; le fleuve des patriarches, les chameaux de ses rives, le temple de Jérusalem, les cèdres du Liban, paraissent attentifs, ou plutôt regardent ce jeune enfant sur les fontaines sacrées. Une famille pleine de joie l’environne ; elle renonce pour lui au péché ; elle lui donne le nom de son aïeul, qui devient immortel dans cette renaissance perpétuée par l’amour de race en race. Déjà le père s’empresse de reprendre son fils, pour le reporter à une épouse impatiente, qui compte sous ses rideaux tous les coups de la cloche baptismale. On entoure le lit maternel : des pleurs d’attendrissement et de religion coulent de tous les yeux ; le nouveau nom de l’enfant, l’antique nom de son ancêtre, est répété de bouche en bouche ; et chacun, mêlant les souvenirs du passé aux joies présentes, croit reconnaître le vieillard dans le nouveau-né qui fait revivre sa mémoire. Tels sont les tableaux que présente le sacrement du baptême ; mais la religion, toujours morale, toujours sérieuse alors même qu’elle est plus riante, nous montre aussi le fils des rois dans sa pourpre, renonçant aux grandeurs de Satan, à la même piscine où l’enfant du pauvre en haillons vient abjurer des pompes auxquelles pourtant il ne sera point condamné.

Instinct de la Patrie

De même que nous avons considéré les instincts des animaux, il nous faut dire quelque chose de ceux de l’homme physique ; mais comme il réunit en lui les sentiments des diverses races de la création, tels que la tendresse paternelle, etc., il faut en choisir un qui lui soit particulier.

Or, cet instinct affecté à l’homme, le plus beau, le plus moral des instincts, c’est l’amour de la patrie. Si cette loi n’était soutenue par un miracle toujours subsistant, et auquel, comme à tant d’autres, nous ne faisons aucune attention, les hommes se précipiteraient dans les zones tempérées, en laissant le reste du globe désert. On peut se figurer quelles calamités résulteraient de cette réunion du genre humain sur un seul point de la terre. Afin d’éviter ces malheurs, la Providence a, pour ainsi dire, attaché les pieds de chaque homme à son sol natal par un aimant invincible : les glaces de l’Islande et les sables embrasés de l’Afrique ne manquent point d’habitants.

Il est même digne de remarque que plus le sol d’un pays est ingrat, plus le climat en est rude, ou, ce qui revient au même, plus on a souffert de persécutions dans ce pays, plus il a de charmes pour nous. Chose étrange et sublime, qu’on s’attache par le malheur, et que l’homme qui n’a perdu qu’une chaumière soit celui-là même qui regrette davantage le toit paternel ! La raison de ce phénomène, c’est que la prodigalité d’une terre trop fertile détruit, en nous enrichissant, la simplicité des liens naturels qui se forment de nos besoins ; quand on cesse d’aimer ses parents parce qu’ils ne nous sont plus nécessaires, on cesse en effet d’aimer sa patrie.

Tout confirme la vérité de cette remarque. Un sauvage tient plus à sa hutte qu’un prince à son palais, et le montagnard trouve plus de charme à sa montagne que l’habitant de la plaine à son sillon. Demandez à un berger écossais s’il voudrait changer son sort contre le premier potentat de la terre. Loin de sa tribu chérie, il en garde partout le souvenir ; partout il redemande ses troupeaux, ses torrents, ses nuages. Il n’aspire qu’à manger du pain d’orge, à boire le lait de la chèvre, à chanter dans la vallée ces ballades que chantaient aussi ses aïeux. Il dépérit s’il ne retourne au lieu natal. C’est une plante de la montagne, il faut que sa racine soit dans le rocher ; elle ne peut prospérer si elle n’est battue des vents et des pluies : la terre, les abris et le soleil de la plaine la font mourir.


C’est lorsque nous sommes éloignés de notre pays que nous sentons surtout l’instinct qui nous y attache. Au défaut de réalité, on cherche à se repaître des songes ; le cœur est expert en tromperies ; quiconque a été nourri au sein de la femme a bu à la coupe des illusions. Tantôt c’est une cabane qu’on aura disposée comme le toit paternel ; tantôt c’est un bois, un vallon, un coteau, à qui l’on fera porter quelques-unes de ces douces appellations de la patrie. Andromaque donne le nom de Simoïs à un ruisseau. Et quelle touchante vérité dans ce petit ruisseau qui retrace un grand fleuve de la terre natale ! Loin des bords qui nous ont vus naître, la nature est comme diminuée et ne nous paraît plus que l’ombre de celle que nous avons perdue.

Une autre ruse de l’instinct de la patrie, c’est de mettre un grand prix à un objet en lui-même de peu de valeur, mais qui vient de notre pays et que nous avons emporté dans l’exil. L’âme semble se répandre jusque sur les choses inanimées qui ont partagé nos destins : une partie de notre vie reste attachée à la couche où reposa notre bonheur, et surtout à celle où veilla notre infortune.

Pour peindre cette langueur d’âme qu’on éprouve hors de sa patrie, le peuple a dit : Cet homme a le mal du pays. C’est véritablement un mal, et qui ne peut se guérir que par le retour. Mais pour peu que l’absence ait été de quelques années, que retrouve-t-on aux lieux qui nous ont vus naître ? Combien existe-t-il d’hommes, de ceux que nous y avons laissés pleins de vie ? Là sont des tombeaux où étaient des palais, là des palais où étaient des tombeaux ; le champ paternel est livré aux ronces ou à une charrue étrangère, et l’arbre sous lequel on fut nourri est abattu.

Astronomie

On cherche dans l’histoire du firmament les secondes preuves de l’antiquité du monde et des erreurs de l’Écriture. Ainsi, les cieux, qui racontent la gloire du Très-Haut à tous les hommes, et dont le langage est entendu de tous les peuples, ne disent rien à l’incrédule. Heureusement ce ne sont pas les astres qui sont muets, ce sont les athées qui sont sourds.

L’astronomie doit sa naissance à des pasteurs. Dans les déserts de la création nouvelle, les premiers humains voyaient se jouer autour d’eux leurs familles et leurs troupeaux. Heureux jusqu’au fond de l’âme, une prévoyance inutile ne détruisait point leur bonheur. Dans le départ des oiseaux de l’automne ils ne remarquaient point la fuite des années, et la chute des feuilles ne les avertissait que du retour des frimas. Lorsque le coteau prochain avait donné toutes ses herbes à leurs brebis, montés sur leurs chariots couverts de peaux, avec leurs fils et leurs épouses, ils allaient à travers les bois chercher quelque fleuve ignoré, où la fraîcheur des ombrages et la beauté des solitudes les invitaient à se fixer de nouveau.

Mais il fallait une boussole pour se conduire dans ces forêts sans chemins et le long de ces fleuves sans navigateurs ; on se confia naturellement à la foi des étoiles, on se dirigea sur leurs cours. Législateurs et guides, ils réglèrent la tonte des brebis et les migrations lointaines. Chaque famille s’attacha aux pas d’une constellation ; chaque astre marchait à la tête d’un troupeau. À mesure que les pasteurs se livraient à ces études, ils découvraient de nouvelles lois. En ce temps-là Dieu se plaisait à dévoiler les routes du soleil aux habitants des cabanes, et la fable raconta qu’Apollon était descendu chez les bergers.

De petites colonnes de briques servaient à conserver le souvenir des observations : jamais plus grand empire n’eut une histoire plus simple. Avec le même instrument dont il avait percé sa flûte, au pied du même autel où il avait immolé le chevreau premier-né, le pâtre gravait sur un rocher ses immortelles découvertes. Il plaçait ailleurs d’autres témoins de cette pastorale astronomie ; il échangeait d’annales avec le firmament ; et, de même qu’il avait écrit les fastes des étoiles parmi ses troupeaux, il écrivait les fastes de ses troupeaux parmi les étoiles. Le soleil, en voyageant, ne se reposa plus que dans les bergeries ; le taureau annonça par ses mugissements le passage du Père du jour, et le bélier l’attendit pour le saluer au nom de son maître. On vit au ciel des vierges, des enfants, des épis de blé, des instruments de labourage, des agneaux, et jusqu’au chien du berger ; la sphère entière devint comme une grande maison rustique habitée par le pasteur des hommes.

Ces beaux jours s’évanouirent ; les hommes en gardèrent une mémoire confuse dans ces histoires de l’âge d’or, où l’on trouve le règne des astres mêlé à celui des troupeaux. L’Inde est encore aujourd’hui astronome et pastorale, comme l’Égypte l’était autrefois. Cependant, avec la corruption naquit la propriété, et avec la propriété la mensuration, second âge de l’astronomie. Mais, par une destinée assez remarquable, ce furent encore les peuples les plus simples qui connurent le mieux le système céleste : le pasteur du Gange tomba dans des erreurs moins grossières que le savant d’Athènes ; on eût dit que la muse de l’astronomie avait retenu un secret penchant pour les bergers, ses premières amours.

Désir de bonheur dans l’Homme

Quand il n’y aurait d’autres preuves de l’existence de Dieu que les merveilles de la nature, ces preuves sont si fortes qu’elles suffiraient pour convaincre tout homme qui ne cherche que la vérité. Mais si ceux qui nient la Providence ne peuvent expliquer sans elle les miracles de la création, ils sont encore plus embarrassés pour répondre aux objections de leur propre cœur. En renonçant à l’Etre suprême ils sont obligés de renoncer à une autre vie, et cependant leur âme les agite ; elle se présente pour ainsi dire devant eux, et les force, en dépit des sophistes, à confesser son existence et son immortalité.

Qu’on nous dise d’abord si l’âme s’éteint au tombeau, d’où nous vient ce désir de bonheur qui nous tourmente. Nos passions ici-bas se peuvent aisément rassasier : l’amour, l’ambition, la colère, ont une plénitude assurée de jouissance ; le besoin de félicité est le seul qui manque de satisfaction comme d’objet, car on sait ce que c’est que cette félicité qu’on désire. Il faut convenir que si tout est matière, la nature s’est ici étrangement trompée : elle a fait un sentiment qui ne s’applique à rien.

Il est certain que notre âme demande éternellement ; à peine a-t-elle obtenu l’objet de sa convoitise, qu’elle demande encore : l’univers entier ne la satisfait point. L’infini est le seul champ qui lui convienne : elle aime à se perdre dans les nombres, à concevoir les plus grandes comme les plus petites dimensions. Enfin, gonflée et non rassasiée de ce qu’elle a dévoré, elle se précipite dans le sein de Dieu, où viennent se réunir les idées de l’infini, en perfection, en temps et en espace ; mais elle ne se plonge dans la Divinité que parce que cette Divinité est pleine de ténèbres, Deus absconditus [« dieu caché »]. Si elle en obtenait une vue distincte, elle la dédaignerait, comme tous les objets qu’elle mesure. On pourrait même dire que ce serait avec quelque raison, car si l’âme s’expliquait bien le principe éternel, elle serait ou supérieure à ce principe, ou du moins son égale. Il n’en est pas de l’ordre des choses divines comme de l’ordre des choses humaines : un homme peut comprendre la puissance d’un roi sans être un roi, mais un homme qui comprendrait Dieu serait Dieu.

Or les animaux ne sont point troublés par cette espérance que manifeste le cœur de l’homme ; ils atteignent sur-le-champ à leur suprême bonheur : un peu d’herbe satisfait l’agneau, un peu de sang rassasie le tigre. Si l’on soutenait, d’après quelques philosophes, que la diverse conformation des organes fait la seule différence entre nous et la brute, on pourrait tout au plus admettre ce raisonnement pour les actes purement matériels ; mais qu’importe ma main à ma pensée lorsque, dans le calme de la nuit, je m’élance dans les espaces pour y trouver l’Ordonnateur de tant de mondes ? Pourquoi le bœuf ne fait-il pas comme moi ? Ses yeux lui suffisent ; et quand il aurait mes pieds ou mes bras, ils lui seraient pour cela fort inutiles. Il peut se coucher sur la verdure, lever la tête vers les cieux et appeler par ses mugissements l’Etre inconnu qui remplit cette immensité. Mais non : préférant le gazon qu’il foule, il n’interroge point, au haut du firmament, ces soleils qui sont la grande évidence de l’existence de Dieu. Il est insensible au spectacle de la nature, sans se douter qu’il est jeté lui-même sous l’arbre où il repose, comme une petite preuve de l’intelligence divine.

Donc la seule créature qui cherche au dehors, et qui n’est pas à soi-même son tout, c’est l’homme. On dit que le peuple n’a point cette inquiétude : il est sans doute moins malheureux que nous, car il est distrait de ses désirs par ses travaux, il éteint dans ses sueurs sa soif de félicité. Mais quand vous le voyez se consumer six jours de la semaine pour jouir de quelques plaisirs du septième ; quand, toujours espérant le repos et ne le trouvant jamais, il arrive à la mort sans cesser de désirer, direz-vous qu’il ne partage pas la secrète aspiration de tous les hommes à un bien-être inconnu ? Que si l’on prétend que ce souhait est du moins borné pour lui aux choses de la terre, cela n’est rien moins que certain : donnez à l’homme le plus pauvre les trésors du monde, suspendez ses travaux, satisfaites ses besoins, avant que quelques mois se soient écoulés il en sera encore aux ennuis et à l’espérance.

D’ailleurs est-il vrai que le peuple, même dans son état de misère, ne connaisse pas ce désir de bonheur qui s’étend au delà de la vie ? D’où vient cet instinct mélancolique qu’on remarque dans l’homme champêtre ? Souvent le dimanche et les jours de fête, lorsque le village était allé prier ce Moissonneur qui sépare le bon grain de l’ivraie, nous avons vu quelque paysan resté seul à la porte de sa chaumière : il prêtait l’oreille au son de la cloche, son attitude était pensive, il n’était distrait ni par les passereaux de l’aire voisine ni par les insectes qui bourdonnaient autour de lui. Cette noble figure de l’homme, plantée comme la statue d’un dieu sur le seuil d’une chaumière, ce front sublime, bien que chargé de soucis, ces épaules ombragées d’une noire chevelure, et qui semblaient encore s’élever comme pour soutenir le ciel, quoique courbées sous le fardeau de la vie, tout cet être si majestueux, bien que misérable, ne pensait-il à rien, ou songeait-il seulement aux choses d’ici-bas ? Ce n’était pas l’expression de ces lèvres entrouvertes, de ce corps immobile, de ce regard attaché à la terre : le souvenir de Dieu était là avec le son de la cloche religieuse.

S’il est impossible de nier que l’homme espère jusqu’au tombeau, s’il est certain que les biens de la terre, loin de combler nos souhaits, ne font que creuser l’âme et en augmenter le vide, il faut en conclure qu’il y a quelque chose au delà du temps. Vincula hujus mundi, dit saint Augustin, asperitatem habent veram, jacunditatem falsam, certum dolorem, incertam voluptatem, durum laborem, timidam quietem, rem plenam miseriae, spem beatitudinis inanem. « Le monde a des liens pleins d’une véritable âpreté et d’une fausse douceur, des douleurs certaines, des plaisirs incertains, un travail dur, un repos inquiet, des choses pleines de misère, et une espérance vide de bonheur. » Loin de nous plaindre que le désir de félicité ait été placé dans ce monde et son but dans l’autre, admirons en cela la bonté de Dieu. Puisqu’il faut tôt ou tard sortir de la vie, la Providence a mis au delà du terme un charme qui nous attire, afin de diminuer nos terreurs du tombeau : quand une mère veut faire franchir une barrière à son enfant, elle lui tend de l’autre coté un objet agréable, pour l’engager à passer.

Source : François-René de Chateaubriand - Génie du christianisme