Chesterton – Éloge funèbre de Nietzsche

Au début de cette esquisse préliminaire et négative, j’ai dit que notre ruine mentale était l’œuvre de la raison délirante, non de l’imagination délirante. Un homme ne devient pas fou pour avoir fait une statue d’un kilomètre de haut, mais il peut devenir fou en se la représentant centimètre carré par centimètre carré. Alors, une école de penseurs, après en avoir fait le constat, s’en est armé comme d’un moyen pour renouveler la santé païenne du monde. Ils constatent que la raison détruit ; mais la Volonté, disent-ils, est créatrice. L’autorité suprême, ce n’est pas pourquoi un homme réclame une chose, mais le fait qu’il la réclame. Je n’ai pas ici la place de suivre le cheminement de cette philosophie de la Volonté ou de l’exposer. Elle nous est venue, je suppose de Nietzsche, qui prêchait quelque chose qu’on appelle l’égoïsme. Voila qui était passablement naïf, dans la mesure où Nietzsche niait l’égoïsme par le fait même qu’il le prêchait, puisque prêcher quelque chose, c’est le donner. Cet égoïste commence par dire que la vie est une guerre sans merci, et ensuite il se donne un mal du diable pour entraîner ses ennemis à la guerre. Prêcher l’égoïsme, c’est pratiquer l’altruisme.


Tous les adorateurs de la volonté, de Nietzsche à M. Davidson, sont en vérité tout à fait vides de volonté. Ils sont incapables de vouloir, ils peuvent à peine désirer. Et si quelqu’un en veut la preuve, on peut la trouver bien facilement. Elle se trouve dans le fait suivant : ils parlent toujours de la volonté comme d’une expansion et d’une libération. Mais, bien au contraire, tout acte de volonté est un acte de limitation. Désirer l’action, c’est désirer la limitation. En ce sens, tout acte est un acte de mortification. Quand vous choisissez quelque chose, vous rejetez tout le reste. L’objection que les gens de cette école faisaient au mariage est en réalité une objection à toute espèce d’acte. Tout acte est une sélection et une exclusion irrévocables. De même qu’en épousant une femme vous renoncez à toutes les autres, ainsi, quand vous choisissez une manière d’agir, vous excluez toutes les autres manières.


Ajoutons que le même vide et la même faillite se retrouvent dans tous les types violents et féroces de la littérature, en particulier dans la satire. La satire peut être folle et anarchique, mais elle présuppose qu’on admette la supériorité de certaines choses sur d’autres ; elle présuppose un modèle idéal. Quand, dans la rue, les petits garçons se rient de l’obésité de quelque distingué journaliste, ils s’en réfèrent inconsciemment à un canon de la sculpture grecque : l’Apollon de marbre. Et la curieuse disparition de la satire dans notre littérature est un exemple de l’affadissement de la férocité, par manque de tout principe qui permettrait d’être féroce. Nietzsche avait quelque talent naturel pour le sarcasme : il pouvait ricaner, bien qu’il fut incapable de rire ; mais il y a toujours quelque chose d’inconsistant et de peu de poids dans sa satire, tout simplement parce qu’elle ne s’appuie sur aucune moralité commune. Il est lui-même plus absurde que tout ce qu’il dénonce. Mais, en vérité, Nietzsche illustre bien, à lui seul, cette faillite de la violence abstraite. Le ramollissement du cerveau dont il souffrit à la fin de sa vie ne fut pas un accident physique. Si Nietzsche n’avait pas fini dans l’imbécillité, le nietzschéisme, lui, aurait fini par le faire. Penser dans l’isolement, en orgueilleux, mène à l’idiotie. Quiconque refusera dans son cœur de s’attendrir, c’est son cerveau qu’il verra finalement ramollir.

Cette suprême tentative pour échapper à l’intellectualisme finit dans l’intellectualisme, donc dans la mort. L’évasion a échoué. Le culte sauvage du chaos, comme le culte matérialiste de la loi de causalité, débouche sur le même vide. Nietzsche escalade des montagnes impressionnantes, mais c’est pour finir par se retrouver au Tibet. Il s’assied près de Tolstoï sur la terre du néant et du Nirvana.


Puis j’ai songé à tout ce qu’il y avait de courage, de fierté et de pathétique chez le pauvre Nietzsche, à sa révolte contre le nihilisme et contre la veulerie de son temps. J’ai songé à son appel déchirant d’un équilibre extatique au milieu du danger, à son ardent désir de charges de grands chevaux, à son appel aux armes. Eh bien, Jeanne d’Arc avait tout cela, et cette fois encore avec différence qu’elle ne s’est pas contentée de louer le combat : elle a combattu. Nous le savons, elle n’avait pas peur d’une armée, alors que Nietzsche, pour autant qu’on le sache, a eu peur d’une vache. Tolstoï n’a fait que louer le paysan ; elle fut une paysanne. Nietzsche n’a fait que louer le guerrier ; elle fut une guerrière. Elle les a battus tous les deux sur le terrain de leurs idéaux opposés : elle fut plus douce que l’un, plus violente que l’autre. Pourtant, elle fut une personne parfaitement pratique et efficace ; eux n’ont été que des ratiocineurs extravagants qui n’ont rien fait.

Source : G. K. Chesterton - Orthodoxie, antidote aux folies ordinaires