Autrefois, la grande île d’Hokkaido constituait un espace de liberté pour nos ancêtres. Ils devaient être si heureux de s’ébattre comme des enfants innocents au milieu de la grande et belle nature, comblés qu’ils étaient par elle !
L’hiver, ils foulaient l’épais manteau de neige qui recouvrait la terre et, bravant le froid qui pétrifiait l’univers, ils franchissaient les monts pour chasser l’ours ; l’été, ils péchaient toute la journée sur leur petit bateau oscillant comme un feuille d’arbre au gré des vagues bleues de la mer, dans le vent frais et les cris des mouettes blanches ; au printemps, à la saison des fleurs, ils s’exposaient aux doux rayons du soleil, et ramassaient des pétasites et cueillaient de l’armoise, bercés à longueur de journée par les gazouillis des petits oiseaux ; en automne, à la période du rougeoiement des feuilles, ils se frayaient un chemin entre les miscanthes qui courbaient les vagues de leurs épis dans le vent violent, et, quand les torches pour prendre le poisson à la tombée du jour étaient éteintes, ils prêtaient l’oreille au brame des cerfs appelant leurs frères dans les vallées, tout en rêvant sous la lune paisible. Ah, comme leur vie devait être heureuse !
Où sont passés tous ces gens qui vivaient en paix dans les montagnes et dans les plaines ? La nature qui existait depuis les temps anciens disparaît progressivement. Le peu d’entre nous qui reste encore ouvre de grands yeux étonnés devant l’évolution du monde. De plus, leur regard a perdu le bel éclat qui reflétait l’âme des anciens dont les moindres détails de la vie étaient régis par des concepts religieux, et maintenant il déborde d’angoisse, brûle de mécontentement et distingue mal un avenir incertain. Oh, silhouette pitoyable en train de périr, obligée de se raccrocher à la clémence d’autrui ! Voici donc le sort misérable auquel nous serions réduits ?
Dans le passé, nos heureux ancêtres n’auraient jamais pu imaginer que leur patrie serait à la fin dans un état aussi misérable.
Le temps passe sans cesse, le monde avance sans cesse. Un jour viendra où même deux ou trois hommes forts émergeront parmi ceux d’entre nous qui sont maintenant exposés à la laideur de la défaite au milieu de cette féroce compétition, et seront capables de marcher côte à côte avec le monde qui avance. C’est vraiment notre espoir et notre prière les plus sincères, de l’aube jusqu’au crépuscule.
Mais les nombreuses langues que nos ancêtres bien-aimés utilisaient pour communiquer entre eux, les nombreux mots magnifiques qu’ils disaient et transmettaient, disparaîtront-ils tous avec les faibles et les mourants ? Oh, comme c’est tragique et regrettable.
Moi qui suis née Aïnou et qui ai grandi au milieu de la langue aïnoue, je me rassemblais ici chaque soir de pluie et chaque nuit de neige, dès que j’en avais le temps, pour écrire avec ma pauvre plume une ou deux petites histoires tirées des nombreux récits racontés par nos ancêtres.
Si de nombreuses personnes qui nous connaissent pouvaient les lire, je serais, avec nos ancêtres, infiniment contente et infiniment heureuse.
Pétasites japonaises
Miscanthes et oies sauvages
Source : Chiri Yukie (知里 幸惠) - Préface au Recueil de chants aïnous (アイヌ神謡集) (publié une année après son décès à l'age de seulement 19 ans en 1922)