Cicéron – Résister à la vieillesse

Il faut, Lélius et Scipion, résister à la vieillesse et racheter ses inconvénients à force de soins, lutter contre la vieillesse comme contre la maladie, tenir compte de la santé, pratiquer des exercices modérés, prendre juste assez de nourriture et de boisson pour refaire ses forces, sans les écraser. Et ce n’est pas seulement au corps qu’il faut venir en aide, mais beaucoup plus encore à l’esprit et à l’âme : en effet, si, comme dans une lampe, on n’y verse pas d’huile, la vieillesse les éteint, et, tandis que la fatigue des exercices alourdit le corps, l’âme en s’exerçant s’allège.

Pour ceux que Cécilius appelle les sots vieillards de la comédie, ce sont des vieillards crédules, oublieux, sans énergie. Ce ne sont pas là des défauts propres à la vieillesse mais seulement à une vieillesse incapable d’aucune besogne, flasque et somnolente. De même que la légèreté présomptueuse et le goût immodéré des plaisirs sont des traits qui s’observent dans le jeune homme plus que dans le vieillard et que ce ne sont pas cependant des défauts communs à tous les jeunes gens, mais seulement à ceux qui ne savent pas se conduire, de même cette sottise sénile, que volontiers on appelle un égarement de l’esprit, est le propre des vieillards inconsistants, non de tous les vieillards. Appius, aveugle et âgé, gouvernait ses quatre fils en pleine vigueur, ses cinq filles, toute une très grande maison, toute une clientèle très étendue. Il avait l’esprit tendu comme un arc, sa vieillesse n’avait certes rien d’accablé ni de languissant, il ne jouissait pas seulement de la considération des siens, il exerçait sur eux un commandement effectif. Redouté de ses esclaves, il inspirait à ses enfants un respect intimidé, à tous il était cher. Dans sa maison, la discipline romaine à l’ancienne mode était toujours en vigueur.


Suit le troisième grief : la vieillesse est, dit-on, privée de plaisirs. Oh ! le beau présent de l’âge, si vraiment il nous enlève ce que l’adolescence a de plus répréhensible ! Entendez, nobles jeunes gens, ce que disait autrefois Archytas de Tarente, un homme dont des plus grands et des plus éminents, dont les paroles m’ont été rapportées, quand je me trouvais tout jeune à Tarente avec Q. Maximus. Les hommes, disait-il, n’ont reçu de la nature aucun fléau plus funeste que les plaisirs corporels : ceux-ci inspirent des passions ardentes, qui cherchent à se satisfaire sans réflexion ni retenue.

De là viennent les trahisons de la patrie, de là les bouleversements des États, de là les entretiens secrets avec l’ennemi ; il n’est pas de crime, enfin, pas de noir forfait que ne pousse à commettre la passion du plaisir ; le stupre, l’adultère et toute infamie de ce genre ne sont pas provoqués par d’autres attraits que ceux du plaisir ; et, alors que la nature ou quelque divinité n’a rien donné à l’homme de plus beau que la pensée, ce présent, ce cadeau vraiment divin n’a pas de pire ennemi que le plaisir. En effet, quand la passion commande, il n’y a pas de place pour la tempérance et, d’une manière générale, dans le royaume du plaisir, la vertu ne peut séjourner.


Le fruit de la vieillesse, c’est, comme je l’ai dit plusieurs fois, d’avoir souvenir et jouissance de biens acquis auparavant. Or, tout ce qui est conforme à la nature doit être compté parmi les biens ; et qu’il y a-t-il de plus conforme à la nature que la mort pour les vieillards ? Quand elle frappe les adolescents, la nature s’y oppose et résiste. Aussi la mort d’un adolescent me donne-t-elle l’impression d’une flamme vigoureuse étouffée sous des flots d’eau, tandis que celle d’un vieillard m’apparaît comme la lente consomption d’un feu qui s’éteint de lui-même sans violence ; et, tels les fruit, qui, verts, ne se laissent arracher des arbres que par la force, mais, mûrs et cuits au soleil, se détachent, de même la vie est enlevée aux adolescents par la violence, aux vieillards par la maturité. Cet état est pour moi si agréable que, à mesure qu’ j’approche de la mort, je crois voir en quelque sorte la terre et atteindre enfin le port après une longue traversée.

D’ailleurs, la vieillesse n’a pas de terme fixe, et on y vit correctement tant qu’on peut remplir et soutenir la charge de sa fonction et mépriser la mort. Il en résultat que la vieillesse a même plus de force d’âme et de courage que l’adolescence. C’est, dit-on, ce que Solon répondit au tyran Pisistrate, qui lui demandait sur quel appui il pouvait bien compter pour lui résister si audacieusement : « sur la vieillesse. » Mais la meilleur manière de terminer la vie est de conserver la pensée intacte et les sens assurés, en laissant la nature dissoudre elle-même le propre ouvrage qu’elle a formé : tel un navire, tel un édifice que nul ne saurait détruire plus facilement que le constructeur, l’homme est le mieux dissous par la nature qui l’a cimenté ; or, tout ciment se désagrège péniblement s’il est frais, aisément s’il est vieux. Il s’ensuit que les vieillards ne doivent ni s’attacher avidement à ce dernier et bref moment de la vie, ni l’abandonner sans raison.

Source : Cicéron - De la Vieillesse