Les sources historiques
L’Égypte fut ouverte aux peuples méditerranéens à partir du VIIe siècle avant J.C. sous les rois Psammétic et Néchao. Grecs et Phéniciens purent donc naviguer en Mer Rouge et longer les côtes de la Libye, c’est-à-dire l’Afrique. Afin de pouvoir développer le trafic maritime entre la Mer Rouge et la Méditerranée, une expédition fut préparée par Néchao pour accomplir pour la première fois une navigation autour de l’Afrique, racontée par l’historien grec Hérodote (†425 av. J.-C.) dans son Enquête :
Je m’étonne vraiment qu’on ait pu diviser le monde en trois parties : Libye, Asie et Europe, quand il y a tant de différences entre ces régions. Car, si l’Europe a en longueur la même étendue que les deux autres contrées ensemble, sa largeur, à mon avis, n’admet pas la comparaison. La Libye est, nous le savons, entièrement entourée par la mer, sauf du côté où elle touche à l’Asie ; le roi d’Égypte Nécôs (Néchao) en a le premier à notre connaissance donné la preuve : quand il eut terminé le percement du canal qui va du Nil au golf Arabique, il fit partir des vaisseaux montés par des Phéniciens, avec mission de revenir en Égypte par les Colonnes d’Héraklès et la mer septentrionale. Partis de la mer Érythrée les Phéniciens parcoururent la mer méridionale : à l’automne ils débarquaient sur la côte de Libye, à l’endroit où les avait menés leur navigation, ensemençaient le sol et attendaient la récolte ; la moisson faite, ils reprenaient la mer. Deux ans passèrent ainsi ; la troisième année, ils doublèrent les Colonnes d’Héraklès et retrouvèrent l’Égypte. Ils rapportèrent un fait que j’estime incroyable, si d’autres y ajoutent foi : en contournant la Libye, dirent-ils, ils avaient le soleil à leur droite.
Hérodote – Enquête – Livre IV – XLII
Plusieurs reconstitutions modernes furent proposées pour estimer la faisabilité d’un tel voyage avec notamment les travaux de Willi Müller mais également les plans de Wheeler et Rennell. Tous les éléments en paraissent à présent très probables ou au moins trouvent une réponse dans les interrogations que l’on peut se poser sur la réalité d’un tel périple :
- Le choix de marins phéniciens, bons navigateur et marchands hardis, reconnus comme tels à l’époque, ayant une grande expérience dans la navigation et le sens de la découverte pour développer de nouvelles routes commerciales.
- Le voyage, compte tenu des vents, des courants et de sa durée totale.
- Le fait même qui parait incroyable à Hérodote, la position du soleil, prouve que les navigateurs franchirent l’équateur et contournèrent l’Afrique.
La reconstitution théorique de ce voyage d’environ 25000 km peut se découper de la manière suivante :
- Départ de la mer Rouge en novembre de Suez ou El Qoseir, dépassement du cap Guardafui puis arrivée au printemps au canal du Mozambique, en juin, à l’extrémité de l’Afrique.
- Premier arrêt pour semer et attendre la récolte en novembre.
- Départ avec vents et courants favorables pour arriver en mars dans le golfe de Biafra, en juin sur la côte du Liberia.
- Second arrêt de nouveau en novembre sur la côte occidentale du Maroc, pour semer et récolter en juin.
- Enfin, passage de Gibraltar et retour en Égypte avec des vents favorables.
Les moyens matériels
L’équipement des anciens navigateurs est sans commune mesure avec ceux des explorateurs modernes. La navigation fut toujours hasardeuse jusqu’au XVIIIe siècle et avec des contraintes fortes en termes de logistique et d’instruments surtout pour de longs voyages en mer. Les connaissances scientifiques et techniques se sont lentement améliorées et développées avec des avancés majeures au XVIIIe mais quels étaient les moyens matériels des marins de l’Antiquité ?
Tout d’abord, la navigation sur mer se faisait sur des navires à voile à un seul mât avec une large voile de gréement carré et une voile de misaine sur le mât horizontal. Leur faible tonnage, leur ligne et la qualité de leurs voiles en faisaient des navires lents et petits avec une vitesse de 55 miles marin par jour dans des conditions optimales. L’appareil de gouverne et les voiles ne permettaient également pas une grande mobilité rendant la navigation rigide. Cependant le cabotage le long des côtes est possible et la durée totale de la circumnavigation de l’Afrique rapportée par Hérodote est cohérente avec la vitesse de navigation et les arrêts de plusieurs mois pour semer et récolter les moissons.
Mesurer les distances et les temps ainsi que relever une position est un exercice incertain : Hérodote surestime de deux tiers la longueur de la Mer Noire, Pline double presque celle de la Mer d’Azov et Néarque exagère de même la distance couverte lors de sa croisière dans l’Océan Indien.
Clepsydres et cadrans solaires servaient pour la mesure du temps mais souffraient soit de leur encombrement soit de la nécessité d’avoir du soleil. Pour relever les latitudes, les Anciens utilisaient une alidade, un instrument dont l’ombre se projetait sur un disque ou sur une coupe hémisphérique – le sextant deviendra plus tard une version plus perfectionnée. Le cabotage permet de longer la terre et donc de réduire les risques et incertitude par rapport à une navigation en pleine mer.
D’autres phénomènes étaient utilisés par les marins notamment en Méditerranée : le ciel, les étoiles et les vents étaient autant de guides. L’été, les vents méditerranéens soufflent avec une certaine régularité : au temps d’Homère, les Grecs avaient une rose des vents à quatre pointes, puis douze au temps d’Aristote. Sans nul doute, ces précieuses connaissances et cette capacité d’observation des phénomènes célestes et météorologiques ont joué un rôle majeur pour effectuer un périple aussi long tout autour de l’Afrique.
La probabilité de ce périple
Le géographe et historien grec Strabon (†20 ap. J.C.) évoque la prédominance de ces Phéniciens pour la navigation notamment au sud de la Méditerranée – de plus ces derniers avaient déjà atteint le détroit de Gibraltar peu après l’an 1200 av. J.C. et fondèrent la colonie de Gadès (Cadix) vers 1100 av. J.C. à l’entrée du détroit.
Mais, je le répète, les premiers renseignements étaient dus aux Phéniciens, qui, maîtres de la meilleure partie de l’Ibérie et de la Libye, dès avant l’époque d’Homère, demeurèrent en possession de ces contrées jusqu’à la destruction de leur empire par les armes romaines.
Strabon – Géographie – Livre III , chapitre II, 14
Les Phéniciens avaient donc une forte expérience en matière de navigation, ce qui comme évoqué auparavant est confirmé par le fait que Néchao fit appel à ces derniers pour ce long périple. La reconstitution possible du voyage en trois années autour de l’Afrique est également plausible.
Quant au fait d’avoir peu de traces écrites de ce voyage, plusieurs éléments permettent d’expliquer ce manque :
- Les Phéniciens gardaient jalousement le secret de leur routes commerciales et écrivaient donc peu de rapports mentionnant les courants, les durées, les passages à emprunter, les point de repères etc.
- Hérodote rapporte cette histoire qui eut lieu un siècle et demi auparavant en se basant sur une tradition orale ou une source qui résume ce périple.
- L’expédition, préparée à la fin du règne de Néchao, a pu se finir après sa mort : son successeur aurait eu d’autres priorités par la suite que de relever et compiler les informations de celle-ci (qui ont peut-être été écrites mais perdues par ailleurs).
- Ce voyage ne servit en rien au développement du trafic maritime entre la Mer Rouge et la Méditerranée de par la longueur réelle du continent africain – ce qui était le but initial de cette expédition. Son intérêt fut donc nul économiquement parlant et ne permit pas le développement de quelconques voies commerciales autour de l’Afrique.
Strabon illustre ce premier point des Phéniciens et leur attachement à garder secret leurs connaissances maritimes avec cette anecdote :
Au début, les Phéniciens exerçaient seuls ce commerce, tenant bien cachée à tous la route qu’ils suivaient pour s’y rendre depuis Gadès. Lorsque les Romains, afin de découvrir leurs marchés, suivirent un de leurs bateaux, son capitaine l’échoua délibérément sur un banc de sable. Ayant ainsi attiré ses poursuivants vers la destruction qu’il risquait lui-même, il put sauver sa propre vie et reçut publiquement en récompenses la valeur du chargement qu’il avait sacrifié.
Strabon – Géographie – Livre III , chapitre V, 11
Tous ces éléments apportent des réponses aux doutes émis aussi bien dès l’Antiquité par d’autres grecs tels que Polybe (historien et explorateur en Afrique) ou Posidonius (philosophe physicien) que lors d’une lecture plus moderne d’Hérodote pour démêler le vrai du faux, le possible du mythe. Ce périple reste donc fort probable et possible mais personne ne peut dire que sa preuve réside dans le seul témoignage d’Hérodote.
Sources : - Hérodote - L’Enquête - Livre IV, XLII - Strabon - Géographie - Livre III - M. Cary et E.-H. Warmington - Les explorateur de l'Antiquité - Willi Müller - Die Umsegelung Afrikas Durch Phönizische Schiffer Ums Jahr 600 - Walter Woodburn Hyde - Ancient Greek Mariners - Illustrations: cadran solaire et clepsydre