Discours de Marius devant le peuple

Le conflit des ordres entre patriciens et plébéiens occupe tous les débuts de la république romaine pendant près de deux siècles. L’égalité civile et politique permet à des plébéiens comme Marius d’accéder aux plus hautes fonctions en devant consul en 107 av. J.-C., malgré l’opposition de l’oligarchie. Mais il doit encore en appeler au peuple pour asseoir son pouvoir. Voici un extrait du discours qu’il prononce devant celui-ci, reproduit par l’historien Salluste dans sa Guerre de Jugurtha.

Je sais, Romains, que ce n’est pas avec la même démarche que la plupart des gens vous réclament le pouvoir et quand ils l’ont obtenu l’exercent : dans un premier temps ils sont actifs, ils vous supplient, ils sont modérés ; ensuite ils passent leur vie dans l’inaction et l’orgueil. Moi je suis le contraire : si l’ensemble de l’État a plus de prix que le consulat ou la préture, il faut pour gérer l’État plus de soin que pour poser sa candidature à ces deux postes. Je n’ignore pas la charge de travail qui m’incombe grâce à votre très grand soutien : il est plus difficile qu’on ne le croit de préparer la guerre, faire des économies, forcer au service militaire des gens qu’on ne voudrait pas heurter, veiller à tout à l’intérieur et à l’extérieur et tout cela au milieu de gens jaloux, d’opposants et d’ennemis politiques.

De plus si les autres commettent une erreur, leur ancienne noblesse, les exploits de leurs ancêtres, les richesses de leurs parents et alliés, leur nombreuse clientèle, tout cela leur est d’un grand secours. C’est en moi que se trouvent mes espérances et il est nécessaire que je les sauvegarde par mon courage et mon intégrité car le reste est sans valeur. Je comprends, Romains, que tous les regards sont tournés sur moi : les hommes de bien me soutiennent – car mes services sont utiles à l’Etat – la noblesse ne cherche que l’occasion de m’attaquer. Il me faut m’efforcer d’autant plus à ce que vous ne soyez pas les dindons de la farce et que les nobles en soient pour leurs frais. Depuis l’enfance jusque maintenant j’ai appris à supporter toutes les souffrances et tous les dangers. Romains, ce que je faisais gratuitement avant votre soutien, je ne cesserai pas de le faire maintenant que j’ai reçu cette récompense. Pour ceux qui ont fait semblant d’être honnêtes par ambition, il est difficile de garder la mesure quand ils sont au pouvoir. Pour moi qui ai passé tout mon temps dans la vertu, l’habitude de faire le bien est devenu une seconde nature.

Vous m’avez demandé de faire la guerre contre Jugurtha : la noblesse l’a très mal supporté. Réfléchissez, je vous en prie, s’il ne vaut pas mieux changer d’avis et envoyer pour une tel travail quelqu’un dans la masse de la noblesse, un homme de vieille souche, possédant de multiples portraits d’ancêtres et qui n’a jamais fait de service militaire : il n’y a pas de doute que dans une telle situation, lui qui ne sait rien, il tremblera, il se hâtera, il prendra comme conseiller quelqu’un de la plèbe.
C’est pourquoi il arrive souvent que celui que vous avez nommé comme général en chef, cherche un autre général pour le remplacer. Je connais, Romains, des personnes qui, après être devenues consuls, ont commencé à lire les exploits de nos ancêtres et les cours de stratégie des Grecs : ce sont des hommes qui font les choses à l’envers, car si on prend le point de vue temporel exercer une magistrature est postérieur au fait de poser sa candidature mais du point de vue de la préparation et de l’expérience il est antérieur. Faites maintenant la comparaison, Romains, entre moi qui suis un homme nouveau et l’orgueil de ceux-ci. Ce qu’habituellement ils entendent dire et qu’ils lisent, moi je l’ai pour une partie vu de mes propres yeux, et pour une autre partie je l’ai accompli de mes propres mains.

Ce qu’ils ont appris par des livres, moi je l’ai appris sur le terrain. Maintenant considérez ce qui a plus de prix : les faits ou les paroles. Ils méprisent ma condition d’homme nouveau, moi leur inaction ; ils me reprochent ma chance, moi je leur reproche leur infamie. Bien que j’estime que la nature soit une et la même pour tous, je considère que le plus courageux est le plus noble. Si on pouvait demander aux ancêtres d’Albinus et de Bestia s’ils auraient aimé avoir comme enfants moi ou eux, que croyez-vous qu’ils répondraient sinon qu’ils auraient voulu des enfants les meilleurs possible ? S’ils me méprisent à bon droit, qu’ils fassent de même avec leurs ancêtres qui, comme moi, sont devenus nobles par leur courage. Ils sont jaloux de ma charge : qu’ils soient donc jaloux de mes peines, de mon intégrité et des dangers que je j’ai courus puisque c’est grâce à eux que j’ai obtenu ma charge. Mais ces hommes corrompus par l’orgueil passent leur temps comme s’ils méprisaient les charges que vous leur donnez et ils les réclament comme s’ils vivaient honnêtement. Assurément ceux-ci se trompent en espérant en même temps deux choses complètement différentes : le plaisir de l’inaction et les récompenses du courage. Et quand ils parlent devant vous ou devant le Sénat dans la plupart de leurs discours ils exaltent leurs ancêtres : ils pensent qu’en rappelant leurs exploits ils deviendront plus illustres. C’est le contraire qui se passe. Car plus la vie de leurs ancêtres a été célèbre, plus infamante est leur lâcheté. Et c’est assurément ainsi que cela se passe : la gloire des ancêtres est comme une lumière pour leurs descendants; elle n’admet pas de laisser dans l’ombre ni les bonnes ni les mauvaises actions. J’avoue le manque d’ancêtres, Romains, mais, ce qui est bien plus important, c’est de pouvoir parler de mes actes. Voyez maintenant combien les nobles sont injustes. Ils s’approprient le courage d’autrui et ne me concèdent pas le mien, sans doute parce que je n’ai pas de portraits d’ancêtres et que ma noblesse est de fraîche date : il vaut mieux l’acquérir que de la corrompre quand on l’a déjà. Et je n’ignore pas que s’ils veulent me répondre ce sera par un long discours éloquent et fait avec art. Mais puisque à cause de la très grande faveur que vous m’avez faite ils ne cessent de m’insulter et de vous insulter en tous lieux, je ne peux plus me taire de peur que quelqu’un ne considère ma modération comme la conscience de mon indignité.

Aucun discours ne peut me blesser puisque mon opinion est bien encrée en moi : si le discours est vrai, nécessairement c’est pour augmenter mes mérites, s’il est faux il est contredit par ma vie et mes mœurs. Mais puisqu’on critique vos décisions de m’imposer cet honneur suprême et cette lourde charge, réfléchissez encore et encore pour voir si vous n’allez pas le regretter. Je ne peux pour que vous me fassiez confiance faire étalage de mes portraits d’ancêtres ni de mes triomphes ou des consulats de mes ancêtres mais si la situation l’exige je peux montrer mes javelots, mon étendard, mes phalères et autres distinctions militaires et surtout mes cicatrices sur le devant du corps. Voilà mes portraits, voilà ma noblesse. Je ne les ai pas reçus en héritage comme les nobles mais je les ai obtenus par mes nombreuses souffrances et par les dangers que j’ai encourus. Mes paroles sont frustres : j’en fais peu de cas. Le courage me suffit. Eux, ils ont besoin d’artifices pour cacher leur infamie par des discours. Je n’ai pas étudié le Grec : cela ne me plaisait pas de l’apprendre parce que les professeurs ne me servaient à rien pour devenir brave. Mais j’ai étudié ce qui était le plus utile pour l’Etat : frapper l’ennemi, commander des garnisons, ne rien craindre si ce n’est une mauvaise réputation, supporter de la même façon l’hiver comme l’été, dormir à terre, supporter en même temps le dénuement et la souffrance. C’est avec ces principes que je vais encourager mes soldats, je ne les traiterai pas durement alors que moi-même je vivrai dans l’opulence ; je n’obtiendrai pas ma gloire sur leurs souffrances. Voila ce que je considère comme un commandement utile, qui sert l’Etat. Car vivre en sécurité dans la douceur et obliger son armée à la discipline, c’est le fait d’un maître et non d’un général en chef. C’est en agissant ainsi que vos ancêtres se sont couverts de gloire et ont couvert de gloire la république. La noblesse confiante en ses ancêtres, dissemblable à eux dans ses mœurs nous méprise parce que nous sommes leurs rivaux et réclame toutes les charges non parce qu’elle les mérite mais comme si c’était son dû.

Mais ces hommes bouffis d’orgueil se trompent complètement. Leurs ancêtres leur ont laissé tout ce qu’ils pouvaient : les richesses, les portraits d’ancêtres, un souvenir remarquable. Mais ils ne leur ont pas laissé le courage car ils ne le pouvaient pas : celui-ci ne se donne pas et ne se reçoit pas. Ils disent que je suis grossier et inculte parce que je suis malhabile à recevoir lors d’un banquet, que je n’ai pas d’histrion, pas de cuisinier qui me coûte plus cher qu’un fermier. Je l’avoue volontiers, Romains. Mon père et d’autres hommes vertueux m’ont appris que l’élégance était l’apanage des femmes et le travail pénible celui des hommes, que les hommes de biens doivent convoiter la gloire plus que les richesses, que l’honneur se trouve dans les armes et non dans le mobilier. Quant à ceux-là, ils accomplissent toujours ce qui leur plaît, ce qu’ils estiment important : qu’ils aiment, qu’ils boivent, qu’ils passent leur vieillesse où ils ont passé leur jeunesse : dans des banquets, livrés à leur ventre et à la partie la plus honteuse de leur corps ! Qu’ils nous laissent la sueur, la poussière et toutes les autres choses que nous trouvons plus agréables que leurs festins. Mais ce n’est pas vrai. Quand ces hommes dégoûtants se sont baignés dans le stupre, ils viennent arracher les récompenses aux hommes de bien. Et comble d’injustice : ces passions infâmes que sont la luxure et la paresse ne gênent en rien ceux qui les pratiquent mais c’est un désastre pour la république qui n’en peut mais. Maintenant puisque j’ai répondu à ceux-ci selon mes qualités et non pas selon leurs vices, je vais parler en quelques mots de la république. D’abord au sujet de la Numidie, ne vous en faites pas, Romains. Ce qui jusqu’ici a fait la force de Jugurtha : sa cupidité, son inexpérience et son orgueil , vous l’avez écarté. De plus il y a sur place une armée qui connaît le pays mais, par Hercule, plus active que chanceuse. Une grande partie de celle-ci s’est usée par la cupidité et l’irréflexion de ses chefs. C’est pourquoi, vous qui êtes en âge d’être sous les armes, comptez sur moi, entrez dans la vie politique et ne vous laissez pas aller à cause du malheur des uns et de l’orgueil des généraux. Dans la marche comme dans le combat je serai votre conseiller et je partagerai vos dangers. Dans toutes les choses je ferai la même chose que vous.

Et avec l’aide des dieux, tout est prêt : la victoire, le butin, la gloire. Même si cela était encore douteux et lointain, tous les bons citoyens devraient venir en aide à la république. La lâcheté n’a jamais rendu quelqu’un immortel. Aucun parent n’a jamais souhaité pour ses enfants qu’ils deviennent immortels mais ils leur ont souhaité une vie d’honnête homme. J’aurais pu en dire plus, Romains, si mes paroles pouvaient donner du courage aux lâches : pour les braves je pense que j’en ai dit assez.

Source : Salluste - Guerre contre Jugurtha, Discours de Marius devant le peuple