Général baron de Marbot – Memorabilia

Il arriva pendant cette bataille un fait extraordinaire et heureusement fort rare. Deux jeunes sous-lieutenants de l’infanterie du maréchal Lannes, s’étant querellés, se battirent en duel devant le front de leur bataillon, sous une grêle de boulets ennemis… L’un d’eux eut la joue fendue d’un coup de sabre. Le colonel les fit arrêter et conduire devant le maréchal, qui les envoya dans la citadelle de Burgos et en rendit compte à l’Empereur.

Celui-ci augmenta la punition, en interdisant à ces officiers de suivre leur compagnie au combat avant un mois. Ce laps de temps écoulé, le régiment de ces deux étourdis se trouvait à Madrid, lorsque l’Empereur, le passant en revue, ordonna au colonel de lui présenter, selon l’usage, les sujets qu’il proposait pour remplacer les officiers tués. Le sous-lieutenant qui avait eu la joue fendue était un excellent militaire. Son colonel ne crut pas devoir le priver d’avancement pour une faute qui, bien que grave, n’avait cependant rien de déshonorant : il le proposa donc à l’Empereur, qui, en apercevant une balafre de fraîche date sur la figure du jeune homme, se rappela le duel de Burgos et demanda d’un ton sévère à cet officier : « Où avez-vous reçu cette blessure ? »

Alors le sous-lieutenant, qui ne voulait ni mentir, ni avouer sa faute, tourna fort habilement la difficulté, car, plaçant son doigt sur sa joue, il répondit : « Je l’ai reçue , Sire !… » L’Empereur comprit, et comme il aimait les hommes d’un esprit prompt, loin d’être choqué de cette originale repartie, il sourit et dit à l’officier : « Votre colonel vous propose pour le grade de lieutenant, je vous l’accorde ; mais, à l’avenir, soyez plus sage, ou je vous casserai !… »


Ce fut dans cette revue improvisée et passée en présence de l’ennemi, que Napoléon accorda pour la première fois des dotations à de simples soldats, en les nommant chevaliers de l’Empire, en même temps que membres de la Légion d’honneur. Les présentations étaient faites par les chefs de corps ; mais l’Empereur permettait cependant que les militaires qui se croyaient des droits incontestables vinssent les faire valoir devant lui ; puis il décidait et jugeait seul. Or, il advint qu’un vieux grenadier, qui avait fait les campagnes d’Italie et d’Égypte, ne s’entendant pas appeler, vint d’un ton flegmatique demander la croix : « Mais, lui dit Napoléon, qu’as-tu fait pour mériter cette récompense ? — C’est moi, Sire, qui dans le désert de Jaffa, par une chaleur affreuse, vous présentai un melon d’eau. — Je t’en remercie de nouveau, mais le don de ce fruit ne vaut pas la croix de la Légion d’honneur. »

Alors le grenadier, jusque-là froid comme glace, s’exaltant jusqu’au paroxysme, s’écrie avec la plus grande volubilité : « Eh ! comptez-vous donc pour rien sept blessures reçues au pont d’Arcole, à Lodi, à Castiglione, aux Pyramides, à Saint-Jean d’Acre, à Austerlitz, à Friedland… Onze campagnes en Italie, en Égypte, en Autriche, en Prusse, en Pologne, en… Mais l’Empereur l’interrompant, et contrefaisant en riant la vivacité de son langage, s’écria : « Ta, ta, ta, comme tu t’emportes, lorsque tu arrives aux points essentiels ! Car c’est par là que tu aurais du commencer, cela vaut bien mieux que ton melon ! Je te fais chevalier de l’Empire avec 1,200 francs de dotation. Es-tu content ? — Mais, Sire, je préfère la croix ! … — Tu as l’un et l’autre, puisque je te fais chevalier. — Moi, j’aimerais mieux la croix ! »

Le brave grenadier ne sortait pas de là, et l’on eut toutes sortes de peines à lui faire comprendre que le titre de chevalier de l’Empire entraînait avec lui celui de chevalier de la Légion d’honneur. Il ne fut tranquillisé à ce sujet que lorsque l’Empereur lui eut attaché la décoration sur la poitrine, et il parut infiniment plus sensible à cela qu’au don de 4,200 francs de rente. Par cette familiarité, l’Empereur se faisait adorer du soldat ; mais ce moyen ne peut être convenablement employé que par un chef d’armée illustré par de nombreuses victoires ; il nuirait à tout autre général et le déconsidérerait.


L’Empereur, que ses calomniateurs ont accusé de manquer de courage personnel, s’élançant au galop malgré les balles qui sifflaient autour de nous, arrive au centre du régiment et demande où est le colonel. Personne ne dit mot. Napoléon ayant renouvelé sa question, quelques soldats répondent : « Il vient d’être tué ! — Je ne demande pas s’il est mort, mais où il est. » Alors une voix timide annonce qu’il est resté dans le village.

« Comment, soldats ! dit Napoléon, vous avez abandonné le corps de votre colonel au pouvoir de l’ennemi ! Sachez qu’un brave régiment doit être toujours en mesure de montrer son aigle et son colonel, mort ou vif… Vous avez laissé votre colonel dans ce village, allez le chercher ! »

Le major, saisissant la pensée de Napoléon, s’écria : « Oui, nous sommes déshonorés si nous ne rapportons notre colonel ! » Et il s’élance au pas de course. Le régiment le suit au cri de : « Vive l’Empereur ! » s’élance dans Essling, extermine quelques centaines d’Autrichiens, reste maître de la position et reprend le cadavre de son colonel, qu’une compagnie de grenadiers vient déposer aux pieds de l’Empereur. Vous comprenez parfaitement que Napoléon ne tenait nullement à avoir le corps de ce malheureux officier ; mais il avait voulu atteindre le double but de reprendre le village et d’inculquer dans l’esprit des troupes que le colonel est un second drapeau, qu’un bon régiment ne doit jamais abandonner.

Cette conviction, dans les moments difficiles, exalte le courage des soldats et les porte à soutenir le combat avec acharnement autour de leur chef, mort ou vif. Aussi, se tournant vers le prince Berthier, l’Empereur, en lui rappelant la discussion du Conseil d’État, ajouta : « Si, lorsque j’ai demandé le colonel, il y eût eu ici un lieutenant-colonel au lieu du major, on m’aurait répondu : Le voilà ! L’effet que je voulais obtenir aurait été bien moins grand, car, aux yeux du soldat, les titres de lieutenant-colonel et de colonel sont à peu près synonymes. »

Cet incident terminé, l’Empereur fit dire au major, qui venait d’enlever si bravement le régiment, qu’il le nommait colonel. Vous pouvez juger, par ce que je viens de vous raconter, du pouvoir magique que Napoléon exerçait sur ses troupes, puisque sa présence et quelques mots suffisaient pour les précipiter au milieu des plus grands dangers, et avec quelle présence d’esprit il savait mettre à profit tous les incidents du champ de bataille.


Les deux armées furent alors témoins d’un incident fort touchant et bien en contraste avec les scènes de carnage qui nous environnaient. Le valet de chambre du général Simon, ayant appris que son maître, grièvement blessé, avait été laissé au sommet de l’Alcoba, essaya de se rendre auprès de lui mais, repoussé par les ennemis, qui, ne pouvant comprendre le sujet de sa venue dans leurs lignes, tirèrent plusieurs fois sur lui, ce serviteur dévoué, contraint de regagner les postes français, se lamentait de ne pouvoir aller secourir son maître, lorsqu’une pauvre cantinière du 26e de ligne, attachée à la brigade Simon, qui ne connaissait le générai que de vue, prend ses effets des mains du valet de chambre, les charge sur son âne qu’elle pousse en avant, en disant « Nous verrons si les Anglais oseront tuer une femme !… »

Et n’écoutant aucune observation, elle gravit la montée, en passant tranquillement au milieu des tirailleurs des deux partis. Ceux-ci, malgré leur acharnement, lui ouvrent un passage et suspendent leurs feux jusqu’à ce qu’elle soit hors de portée. Notre héroïne aperçoit un colonel anglais et lui fait connaitre le motif qui l’amène. Elle est bien reçue ; on la conduit auprès du général Simon ; elle le soigne de son mieux, reste auprès de lui plusieurs jours, ne le quitte qu’après l’arrivée du valet de chambre, refuse toute espèce de récompense et, remontant sur son baudet, traverse de nouveau l’armée ennemie en retraite sur Lisbonne et rejoint son régiment sans avoir été l’objet de la plus légère insulte, bien qu’elle fût jeune et très jolie. Les Anglais affectèrent au contraire de la traiter avec les plus grands égards.

Source : Marcellin de Marbot - Mémoires du général baron de Marbot, tome 2