L’individu devient d’autant plus petit que le monde s’agrandit autour de lui. Nos ancêtres ne connaissaient qu’une infime partie du monde et n’avaient de relations qu’avec une partie plus infime encore, limitée souvent à leur seule patrie, et ils étaient immenses. Nous connaissons et parcourons le monde entier, et nous sommes minuscules. Étendez cette pensée à tous les domaines permettant de vérifier que l’homme a physiquement et moralement diminué à mesure que le monde s’est agrandi, et vous verrez qu’elle se vérifie toujours immanquablement tant il est vrai que l’homme et ses facultés diminuent à mesure que le monde croit par rapport à eux.
On peut mesurer la sagesse économique de ce siècle à la vogue des éditions dites compactes, où l’on épargne beaucoup le papier, mais fort peu la vue. Malgré cet effort pour économiser le papier dans les livres, on voit bien que la mode actuelle est d’imprimer beaucoup et de ne rien lire. C’est à cette mode également que nous devons l’abandon des caractères ronds, en usage autrefois partout en Europe, au profit des caractères longs. Si l’on y ajoute l’éclat du papier, voilà des ouvrages aussi agréables à regarder que nuisibles aux yeux du lecteur ; ce qui convient parfaitement du reste à une époque où les livres sont faits pour êtres vus, non pour être lus.
Nous savons bien que ceux que nous chargeons d’éduquer nos enfants n’ont, pour la plupart, pas reçu d’éducation eux-mêmes. Et nous n’ignorons pas qu’ils ne peuvent transmettre ce qu’ils n’ont jamais appris et qui ne peut s’acquérir d’une autre manière.
Nul ne devient homme s’il n’a d’abord acquis une grande expérience de soi-même, où il se révèle à ses propres yeux, se forge un jugement sur son propre compte et ainsi détermine en quelque sorte sa destinée et sa vie. À cette grande expérience sans laquelle on ne quitte jamais tout à fait l’enfance, les temps anciens offraient une ample matière toute prête, mais de nos jour la vie bourgeoise est si dénuée d’imprévu que, faute d’occasion, la plupart des hommes meurent avant d’avoir connu l’expérience dont je parle, comme s’ils n’étaient, de ce point de vue, que des enfants mort-nés. Pour les autres, la connaissance et la possession de soi-même viennent de leurs malheurs, de leurs besoins, ou de quelque grande et forte passion, le plus souvent l’amour, quand l’amour est une grande passion, ce qui n’arrive pas à tous ; quoiqu’il arrive à tous d’aimer. Survint-il comme à quelques-uns dans la jeunesse, ou plus tard et après d’autres amours de moindre importance, comme il est semble-t-il plus fréquent, l’amour véritable et passionné permet à celui qui l’a connu de se faire une bonne idée de ses semblables, de tous ceux parmi lesquels l’ont jeté des désirs intenses et d’impérieux besoins qui demeuraient ignorés de lui jusque-là.
Si les quelques hommes de vraie valeur qui recherchent la gloire connaissaient personnellement tous ceux qui composent le public dont ils s’efforcent avec tant de peines de se gagner les faveurs, on peut penser qu’ils modéreraient beaucoup leur ardeur et se proposeraient peut-être d’autres buts. Mais le nombre exerce une telle fascination sur l’esprit qu’il nous arrive tous les jours d’écouter avec attention, sinon toute une foule, du moins une réunion de dix personnes, qui chacune prise à part ne recueillerait que notre indifférence.
Le moyen le plus sûr de cacher aux autres les limites de son savoir est de ne jamais le dépasser.
Les hommes dénigrent toujours le présent pour faire l’éloge du passé. De même, la plupart de voyageurs, durant leurs déplacements, restent amoureux de leur pays natal et le préfèrent avec une sorte de rage à tous ceux où ils se trouvent. Et une fois rentrés chez eux, c’est avec la même passion qu’ils placent au-dessus de leur pays tous les autres lieux qu’ils ont visités.
Cum proelium inibitis, moneo vos ut memineritis vos divitias, decus, gloriam, praeterea libertatem atque patriam in dextris vestris portare [En marchant au combat, souvenez-vous que les richesses, l’honneur, la gloire, et enfin bien plus, la liberté et la patrie, sont entre vos mains.] Mot que Salluste met dans la bouche de Catilina exhortant les soldats avant la bataille. Observez la différences entre les époques.
C’est là une figure rhétorique que nous appelons gradation. En voulant toujours aller crescendo, Salluste plaça en premier lieu les richesses, puis l’honneur, la gloire, la liberté et finalement la patrie, comme la chose la plus haute et la plus chère. Aujourd’hui, lorsqu’on veut exhorter une armée en pareilles circonstances et user d’une telle figure, on disposerait les mots dans le sens contraire : d’abord la patrie, qui n’est à personne et qui n’est qu’un pur nom ; puis la liberté, que le plus grand nombre aimerait, ou plutôt aime par nature, mais qui n’est l’objet ni de ses espoirs ni de ses soins ; puis la gloire, qui plaît à l’amour-propre, mais qui n’est finalement qu’un vain bien ; puis l’honneur, dont on s’occupe beaucoup, mais que l’on sacrifie volontiers pour quelque autre bien ; et finalement les richesses pour lesquelles honneur, gloire, liberté, patrie et Dieu, tout enfin est sacrifié et considéré comme rien : les richesses sont le seul bien véritablement solide aux yeux de nos valeureux contemporains : de tous ces biens, le seul capable d’exciter le désir et de conduire, y compris les esprits vils, à faire des exploits.
Source : Giacomo Leopardi - Zibaldone