Günther Anders – L’homme dispersé

On ne saurait attendre d’hommes oppressés dans leur travail quotidien par l’étroitesse d’une occupation très spécialisée assez peu supportable, et que l’ennui accable, qu’à l’instant où la pression et l’ennui cessent, après le travail, ils puissent aisément retrouver leur « forme humaine », redevenir eux-mêmes (pour autant qu’ils aient encore un « soi »), ou même seulement le vouloir. Le moment où la dure pression à laquelle ils sont soumis se relâche ressemble plutôt à une explosion, et comme ces êtres libérés si soudainement de leur travail ne connaissent rien d’autre que l’aliénation, ils se jettent, lorsqu’ils ne sont pas tout simplement épuisés, sur des milliers de choses différentes, sur n’importe quoi qui puisse relancer le cours du temps après le calme plat de l’ennui et les transporter dans un autre rythme : ils se jettent donc sur la rapide succession de scènes que leur propose la télévision.

Rien ne satisfait aussi complètement cette faim si compréhensible d’omniprésence et de changement rapide que la radio et la télévision. Elles favorisent en même temps le désir et son exténuation : tension et relâchement, rythme et inactivité, dépendance et détente — elles servent tout cela simultanément. Elles nous dispensent même d’avoir à courir après les distractions, puisque désormais ce sont elles qui courent après nous. Bref, il est impossible de résister à une tentation pareille. Il n’est donc pas étonnant que cette fièvre de s’évader dans deux ou cent noces en même temps, qui tourmentait les poètes dont nous venons de parler, soit désormais notre façon habituelle de nous distraire, la plus innocente qui soit (du moins en apparence). C’est l’état de tous ceux qui, assis ici, sont en réalité là-bas, de ceux qui sont tellement habitués à être partout à la fois, c’est-à-dire nulle part, qu’ils n’habitent plus dans un lieu, encore moins dans une maison, mais seulement dans leur inhabitable localisation temporelle qui change à chaque instant : dans le maintenant.

Mais notre description de la « dispersion » de nos contemporains n’est pas encore achevée. Elle culmine dans un état que l’on ne peut qualifier que de « schizophrénie artificiellement produite ». Et cette schizophrénie n’est pas un effet secondaire des appareils de distraction, mais un résultat volontaire, exigé,
par leurs utilisateurs eux-mêmes — quoique, bien entendu, ils ne l’exigent pas sous ce nom.

Par le mot « schizophrénie ». nous désignons cet état du moi où celui-ci est divisé en deux ou plusieurs êtres partiels, ou du moins en deux ou plusieurs fonctions partielles, êtres ou fonctions non seulement incoordonnés et incoordonnables, mais que le moi n’envisage en outre nullement de coordonner — chose qu’il refuse même catégoriquement.

Dans la deuxième de ses Méditations, Descartes remarquait qu’il était impossible de « concevoir la moitié d’aucune âme ». Aujourd’hui, une âme coupée en deux est un phénomène quotidien. C’est même le trait le plus caractéristique de l’homme contemporain, tout au moins dans ses loisirs, que son penchant à se livrer à deux ou plusieurs occupations disparates en même temps.

L’homme qui prend un bain de soleil, par exemple, fait bronzer son dos pendant que ses yeux parcourent un magazine, que ses oreilles suivent un match et que ses mâchoires mastiquent un chewing-gum. Cette figure d’homme-orchestre passif et de paresseux hyperactif est un phénomène quotidien et international. Le fait qu’elle aille de soi et qu’on l’accepte comme normale ne la rend pourtant pas inintéressante. Elle mérite au contraire quelques éclaircissements.

Si l’on demandait à cet homme qui prend un bain de soleil en quoi consiste « proprement » son occupation, il serait bien en peine de répondre. Car cette question sur quelque chose qui lui serait « propre » repose déjà sur un présupposé erroné, à savoir qu’il serait encore le sujet de cette occupation et de cette détente. Si l’on peut encore ici parler de « sujet », au singulier ou au pluriel, c’est seulement à propos de ses organes : ses yeux qui s’attardent sur leurs images, ses oreilles qui écoutent leur match, sa mâchoire qui mastique son chewing-gum ; bref, son identité est tellement déstructurée que si l’on partait à la recherche de « lui-même », on partirait à la recherche d’un objet qui n’existe pas. Il n’est pas seulement dispersé (comme précédemment) en une multiplicité d’endroits du monde, mais en une pluralité de fonctions séparées.

On a déjà répondu à la question de savoir ce qui pousse l’homme à cette activité désordonnée, ce qui rend ses fonctions isolées si indépendantes (ou si autonomes en apparence). Répétons-le cependant : c’est « l’horreur du vide », l’angoisse de l’indépendance et de la liberté, ou plus exactement l’angoisse qu’engendre l’espace de liberté résultant du loisir, le vide auquel l’exposent les loisirs qu’il doit organiser lui-même et le temps libre qu’il a lui-même la charge de remplir. Son travail l’a si définitivement habitué à être occupé, c’est-à-dire à ne pas être indépendant, qu’au moment où le travail prend fin, il est incapable de s’occuper lui-même : car il ne trouve plus en lui-même le « soi » qui pourrait se charger de cette activité. Tout loisir a aujourd’hui un air de parenté avec le désœuvrement.

Si, en cet instant, on l’abandonne à lui-même, il se fragmente en fonctions isolées les unes des autres, puisqu’il ne fonctionne plus en tant que principe organisateur. Bien sûr, ses fonctions sont habituées à être occupées à une seule tâche, exactement comme lui. Aussi se jettent-elles, chacune pour son propre compte, à l’instant même où menace le « désœuvrement », sur le premier contenu qui passe — et tout ce qui passe leur convient, dès lors qu’il peut devenir un contenu et, par là même, quelque chose à quoi se raccrocher. Un seul contenu, une seule chose ne suffit jamais à occuper l’ensemble des organes. Chaque organe a besoin d’un contenu propre parce que, si un seul d’entre eux reste inoccupé, il constituera une brèche par laquelle le néant pourra s’engouffrer. Entendre seulement, voir seulement, cela ne suffit pas. Laissons de côté le fait que l’exclusivité qu’implique une telle spécialisation de l’activité exigerait des capacités d’abstraction et de concentration dont il ne saurait être question en l’absence d’un centre organisateur. C’est d’ailleurs pourquoi nous avons toujours besoin de musique pendant que nous regardons un film muet, si bien que nous commençons à manquer d’air lorsqu’elle s’arrête tandis que ce qui relève de la pure optique poursuit son cours. Bref, pour être protégé du néant, chaque organe doit être « occupé », et l’expression « être occupé » est, pour décrire cet état, incomparablement plus juste que celle « être employé ».

S’agissant de loisirs, l’occupation ne peut pourtant pas consister en un travail ; c’est donc nécessairement en comestibles que l’on approvisionne les organes. Chaque organe, chaque fonction se livre ainsi à sa consommation, selon son bon plaisir. Certes, celui-ci ne consiste pas nécessairement en une jouissance positive, mais — la langue n’a malheureusement pas de mot pour désigner cela — dans le fait que l’angoisse ou la faim que provoque le manque de l’objet peuvent alors cesser ; de même, il n’est pas nécessaire, pour respirer, que l’on y prenne du plaisir — ce qui arrive rarement — , alors que le manque d’air provoque une faim d’air ou une réaction de panique.

Source : Günther Anders - L'Obsolescence de l'homme. Sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle (1956)