Gustave Thibon – Le Moloch urbain

Or, quel spectacle nous offrent les milieux urbains modernes ? Les excitations de tout ordre y sont fantastiquement multipliées. Une tension permanente est nécessaire pour évoluer dans la rue ; les affiches, les journaux, la T. S. F., le cinéma apportent constamment à l’individu les échos du monde entier et viennent irriter son ambition, sa sexualité, sa gourmandise, etc. L’âme éclaterait si elle devait réagir profondément à chacune de ces sollicitations. Instinctivement – pour se sauver, pour conserver un minimum d’équilibre au sein de ce tourbillon endiablé d’excitations – elle nivelle, elle automatise ses réactions. Trop de quémandeurs la harcèlent (ici cette affiche, là ce théâtre, plus loin cette femme aux atours provocants…) ; pour répondre à tous sans se ruiner, elle fait de l’inflation, elle émet de la fausse monnaie. Après quelques années de ce régime, elle n’est plus capable d’un sentiment profond, d’une idée personnelle. Toute sa vie s’étale en surface : les passions et les opinions y roulent indéfiniment, mais toute vertu de Pénétration s’est envolée d’elle.

De ce spectacle, on peut tirer la loi suivante : les réactions affectives d’un individu s’appauvrissent, se minimisent, glissent sur le plan du jeu et de la fiction, dans la mesure où se multiplient, autour de cet individu, les excitations artificielles. À la limite, les états affectifs les plus naturels et les plus profonds (l’amitié, l’amour, les convictions religieuses et politiques, etc.) deviennent, dans l’âme épuisée, aussi irréels, aussi truqué que le monde de machines, de films, de papier imprimé et de fausse sexualité, qui constitue le milieu urbain. Ici, la parfaite adaptation au milieu équivaudrait à la parfaite déshumanisation de l’homme.

Il ne s’agit pas de s’engager dans une banale diatribe contre la technique. Les excitations issues du milieu urbain, des instruments inventés par l’homme, des produits de la civilisation en général peuvent provoquer, dans une nature saine, des réactions parfaitement humaines en intensité et en qualité. Qu’on songe aux premières émotions d’un conducteur d’auto ou d’avion par exemple. Mais, pour goûter ces émotions, pour répondre humainement aux excitants artificiels, il faut posséder un capital vierge de vie cosmique – ces vastes réserves de fraîcheur et de profondeur que créent dans l’âme la communion étroite avec la nature, la familiarité avec le silence, l’habitude des paisibles cadences d’une activité accordée aux rythmes primordiaux de l’existence. Les premiers contacts des paysans avec les merveilles de la technique (électricité, automobile, cinéma, etc.) sont nimbés d’une ivresse qu’un civilisé accompli n’est plus même capable de concevoir. La résonance est profonde parce que l’âme n’est pas encombrée.

Pour que l’homme reste un homme au sein du factice de l’existence urbaine, il faudrait que chaque excitation artificielle (j’excepte celles auxquelles il est possible de répondre par de simples gestes réflexes) puisse être reçue dans un esprit suffisamment alimenté par la réflexion individuelle et le contact avec l’intime réalité du monde ; il faudrait que l’équilibre s’établît entre les dépenses causées par les excitations et les recettes de la vie intérieure ; il faudrait par conséquent que les excitations soient sévèrement filtrées et raréfiées.

Mais, en fait, c’est le contraire qui se produit l’homme est de plus en plus débordé d’excitations et de plus en plus séparé des sources cosmiques et spirituelles de la richesse intérieure. Il n’a plus d’âme à prêter aux réactions innombrables que l’ambiance lui arrache : tiraillé, sollicité en tous sens, il se réfugie sur le seul plan où ses capacités de réaction soient presque indéfinies : celui de l’automatisme et du rêve. Là, il est inépuisable en réactions vides et frelatées comme la planche à billets est inépuisable en fausse monnaie ! L’automatisme résorbe son travail, et ses affections, ses joies, ses passions prennent la pâleur, la mobilité, la légèreté du songe. À ce degré, on peut se disperser presque sans limite, vibrer à tous les souffles, servir d’écho à tous les bruits. L’activité extérieure et les sentiments ne comportent plus cet engagement profond, ce don épuisant de tout l’être, propres à l’action authentique, à l’action humaine.

Comme dans l’ordre économique, on arrive ainsi, dans l’ordre affectif, à une ruine masquée d’inflation. Ce mélange impur de vraie pauvreté et de fausse opulence, cette misère menteuse, qui est le grand stigmate du monde actuel, se retrouve une fois de plus.

Source : Gustave Thibon - Diagnostics. Essai de physiologie sociale, 1946