Un : pour moi dix mille, s’il est le meilleur.
εἷς ἐμοὶ μύριοι, ἐὰν ἄριστος ᾖ — heîs emoì múrioi, eàn áristos êi
Héraclite – Fragment B49
Pour Héraclite, la loi du nombre ne vaut pas, ou du moins ne doit pas valoir dans les choses humaines, cela contrairement au principe même de la démocratie. Un homme n’est pas égal à un autre homme. Un en vaut dix mille, s’il est aristos : un aristos (du grec άριστος : le meilleur) vaut dix mille polloi (du grec πολλοί : la majorité, la masse). Au contraire, les « nombreux » ne consistent qu’en unités égales : n’importe quel un vaut n’importe quel un. Les polloi ne font, chacun, que vivre et mourir, sans rien tenter, sans rien réaliser d’exceptionnel, ne voulant pas échanger leur vie mortelle contre quelque chose de grand alors que les aristoi, les « meilleurs », « prennent une chose en échange de toutes, la gloire impérissable en échange des choses mortelles ».
Il importe peu que l’un ou l’autre des « nombreux » vive ou ne vive pas, car chacun est remplaçable par un autre comme une unité par une unité. À vie quelconque, mort quelconque ; à mort quelconque, vie quelconque. Car la vie et la mort sont, chacune, ce qu’est l’autre : héroïques, exceptionnelles ou quelconques. Certes, ces aristoi que sont les héros d’Homère ne sont jamais que des guerriers, et, dira-t-on, tous les guerriers se ressemblent. Oui, mais tous ont fait un choix dont les nombreux sont incapables : ils ont, malgré leur amour de la vie, renoncé aux délices de la vie, préférant la risquer pour la gloire. Alors que les nombreux séparent la mort et la vie, voulant bien vivre, mais ne faisant que subir la mort inéluctable, les « meilleurs » ne séparent pas — on le voit pour Achille ou Hector — le choix de la vie et le choix de la mort, sachant qu’il faut vouloir les deux à la fois, dans une unité indissociable. Ils vivent et meurent tragiquement, c’est-a-dire sous l’idée (impensée) de l’unité des contraires. Il ne s’agit pas de dire qu’il faudrait « épargner » Achille au prix de dix mille vies ordinaires, mais que la mort d’Achille « pèse » plus que dix mille morts ordinaires, ce qui signifie qu’il n’y a pas plus à retenir que « mille » ou « cent mille ». Les nombreux, si nombreux soient-ils, ne font pas un aristos, lequel est d’un autre ordre.
Qui sont ces aristoi ? D’abord les guerriers, qui, par l’exploit, obtiennent la gloire. Mais le cas de Bias et celui d’Hermodore, hommes qui eussent plus que d’autres mérité d’être écoutés, et qui, en ce cas, eussent été le plus utiles à leurs concitoyens, montrent qu’il faut en élargir le concept à l’homme politique, à celui, du moins, qui est le « meilleur » par son discours, ses conseils, ses jugements, ses choix. « Un : dix mille » : entendons qu’il vaut mieux faire confiance à un homme politique d’un jugement supérieur qu’à dix mille citoyens dont chacun ne juge et ne vote qu’en fonction de ses intérêts particuliers — lui-même, comme on le voit dans le cas de Bias et d’Hermodore, ayant en vue l’intérêt universel (de tous les Ioniens ou de tous les Éphésiens). Contrairement au principe de la décision démocratique, d’après lequel une somme de jugements ou suffrages d’hommes ordinaires ne sont rien par rapport au jugement d’un seul homme politique éclairé ; et l’on ne doit pas écrire : dix mille = 1, mais bien dix mille = 0. La différence du « meilleur » aux « innombrables » n’est pas simplement de dix mille à 1. Elle est bien plus grande car « les nombreux sont mauvais », et ce n’est pas dix mille « mauvais » qui peuvent faire un « bon » ou un « meilleur » ; ils représentent, au contraire, une valeur négative — et c’est ainsi qu’ils bannissent Hermodore, qu’ils « aboient » contre cette énigme qu’est pour eux le philosophe, etc.
Mais qui juge de tout cela, du rapport en valeur des aristoi et des polloi ? Le juge est en dehors et au-dessus de l’une et l’autre de ces catégories : c’est le philosophe. « Il faut, dit en effet le fragment B35, que les hommes épris de sagesse, soient les juges des nombreux. » Le philosophe est l’appréciateur, celui qui, ayant rompu avec le langage collectif de l’intérêt et du désir, et dont la mesure est le vrai, l’universel, met les autres à leur rang. De la la nécessite de rétablir ἐμοί. En disant « pour moi », Héraclite ne relativise pas le propos, comme s’il exprimait une opinion : au contraire, il l’établit comme une vérité prenant place dans le discours philosophique. Or, ce que le philosophe dit de celui qui en vaut « dix mille », s’il est « le meilleur », cela vaut, à plus forte raison pour lui-même. On a, des lors, la hiérarchie suivante : le philosophe, l’homme d’Etat, le héros, la multitude.
Source : Héraclite - Fragments, traduits et commentés par Marcel Conche