Jacques Ellul – Le bluff technologique

Cet homme grandit en liberté à chaque progrès technique. C’est tellement clair et simple : il peut faire ce qu’il ne pouvait pas hier : n’est-ce pas la liberté ? Il a dorénavant, pour chaque désir, cent objets pour le satisfaire, entre lesquels choisir : n’est-ce pas la liberté ? Il y a une prodigieuse épargne de temps de travail ? N’est-ce pas la liberté d’échapper à la vieille et désuète condamnation biblique : Tu travailleras et gagneras ton pain à la sueur de ton front ? Il y a la possibilité d’aller aisément, rapidement, d’un bout à l’autre du monde. N’est-ce pas la liberté ? Il y a chaque année apparition de nouvelles espérances de vie, n’est-ce pas la liberté ?

Je pourrais continuer longtemps : au tournant de chaque discours sur la technique, nous avons cette même proclamation. Et comme, chacun le sait, la liberté c’est l’homme lui-même, voici donc que s’accomplit enfin la certitude que l’homme aujourd’hui est plus homme qu’il ne l’a jamais été. D’ailleurs, tout est fait pour lui dans ce pur univers technicien.


[Pour les experts,] leur très grand savoir et leur très grande spécialisation leur interdiront de comprendre les questions qui ne sont pas de leur ressort. Dès lors ils vous décrivent avec autorité le monde de demain. « Le monde qui vient sera ainsi et ainsi » et, par conséquent, il faut absolument préparer à ce monde-là tous les jeunes. D’où l’idée de plonger dans l’électronique et l’informatique, sans penser que demain, peut-être, savoir cultiver un bout de terrain, allumer un feu de bois et faire des pansements corrects seront plus utile que tapoter sur un clavier… Ignorance désinvolte des quatre cinquièmes de ce qui constitue notre monde.


Un fait très important résulte des rapports des commissions d’enquête sur les grandes catastrophes des deux dernières années (nucléaires, accidents d’avion, glissements de terrains, ruptures de barrages…) : ce n’est jamais la technique ni les techniciens supérieurs qui sont en cause ; c’est une « erreur humaine » de l’entrepreneur ou du machiniste… La technique est toujours irréprochable.


Assurément pour lui [l’expert], être scientifique, c’est présenter beaucoup de statistiques, de graphiques, de pourcentages, etc., et certes son livre en est rempli. Mais un des aspects les plus intéressants, c’est précisément le fait que des statistiques et des graphiques insérés dans des raisonnements faux ne servent à rien. C’est une constatation qui me paraît très significative : les données exactes ne suffisent pas à faire la science : il faut des hypothèses justes et des raisonnements corrects.


Il est stupéfiant de rencontrer constamment dans leurs textes l’affirmation : « N’importe qui pourra consulter les banques de données… N’importe qui peut obtenir toutes les informations utiles… N’importe qui peut avoir connaissance du dossier qui peut le concerner… » Qui est donc ce n’importe qui ? Bien sûr, les autres techniciens ! Imagine-t-on l’ouvrier immigré, l’O.S. (même français), le petit paysan du Cantal, le jeune chômeur… aller consulter ces Data banks ? Peut-être trois millions de Français utiliseraient ces possibilités… Mais pour les aristocrates qui ignorent la vraie situation, du moment que c’est possible, ne tenant aucun compte de la réalité des hommes, c’est une liberté ouverte à n’importe qui ! Ce mépris leur assure d’ailleurs qu’ils sont effectivement très différents de tous les autres !


L’introduction de l’ordinateur à l’école ou dans l’économie domestique peut rendre plus efficient l’apprentissage des langues, etc., mais cela se renversera inéluctablement en irrationalité, par exemple : pourquoi gagner du temps si ce temps libéré est vide, et sans signification. Plus les chronomètres sont exacts et moins on connaît la valeur du temps. Et je dis que c’est ce chronomètre qui interdit l’usage et la réflexion sur le temps de ma vie.


Bien plus, le droit a toujours un contenu très précis, c’est tout l’art du juriste que de déterminer avec rigueur le sens, le seul sens possible d’un droit. Or, quand nous considérons, en vrac, ce que l’on a mis sous cette formule des droits de l’homme (je ne parle pas encore de la charte), quel est le contenu précis de : le droit au bonheur, le droit à la santé, le droit à la vie, le droit à l’information, le droit au loisir, le droit à l’instruction… ? Tout cela n’a aucun contenu rigoureux. Et combien d’autres déclarations fracassantes.


Autrement dit, ce que nous vivons dans le monde entier est exactement l’inverse du discours humaniste. Et ici il faut appliquer la loi d’interprétation que j’ai souvent rappelée. Dans une société donnée, plus on parle d’une valeur, d’une vertu, d’un projet collectif…, plus c’est le signe de son absence. On en parle précisément parce que la réalité est inverse. Si on proclame très haut la liberté, c’est que le peuple est privé de liberté, etc. Et plus la réalité est sombre, plus le discours est lumineux.


Une culture technicienne est essentiellement impossible. Pour la rendre possible nous l’avons vu, les technologues la réduisent à une accumulation de connaissances. Si elle n’est que cela, alors certes les connaissances techniciennes peuvent remplacer les connaissances littéraires. Mais précisément Morin analyse très finement : « La crise des humanités se situe d’abord sur le plan du savoir : la prédominance de l’information sur la connaissance, de la connaissance sur la pensée ont désintégré le savoir. Les sciences ont contribué puissamment à cette désintégration en spécialisant à l’extrême ce savoir. La science n’a pu susciter qu’un agrégat de connaissances opérationnelles (…) La science, de par son caractère relationnel et relativiste, sape en profondeur les bases mêmes des humanités (…) enfin la science, en développant l’objectivité, développe en fait une dualité permanente entre le subjectif et l’objectif… »

Et c’est pourquoi il est tellement grave de développer l’« enseignement » technologique à la place de la formation et transmission d’une culture. Ces connaissances pratiques colleront l’individu au concret sans aucune capacité intellectuelle autre qu’opérationnelle. De la même façon, les milliers d’informations transmises par la télévision tombent dans un vide sidéral d’inculture et par conséquent n’ont ni place ni sens. Même si le spectateur retenait tout ce qu’il voit à la télévision, finalement il ne saurait rien et ne comprendrait rien parce qu’il n’a ni les moyens intellectuels ni le cadre culturel pour que ces informations trouvent place, rapport, lien avec le reste, et reçoivent une pondération dans un équilibre global. C’est ce que dit, autrement, Beillerot, quand il parle de la pédagogie et oppose savoir et connaissance : « La diffusion des savoirs n’est pas réductible à une consommation accrue. »


Mais pour H. A. Simon dans les conditions qu’il fixe, un ordinateur pourrait spontanément écrire l’œuvre de Proust. Avec une sancta simplicitas, il explique qu’il suffirait que l’ordinateur « possède une aussi vaste connaissance de la langue française » que Proust. En outre, il faudrait fournir à l’ordinateur des expériences analogues à celles qui suscitent nos émotions, étayées par une vaste information. Et c’est tout : langue française + émotions fait que n’importe qui peut écrire À la recherche du temps perdu. Mais ici il y a un point qui m’arrête : Proust a pris la décision d’écrire cette œuvre. L’ordinateur prendra-t-il de lui-même cette décision ?


Mon objection majeure, c’est que tous ces prodiges sont des imitations des opérations d’un cerveau qui serait extirpé de son logement crânien et fonctionnerait dans un bocal (avec ses terminaisons nerveuses, bien sûr !) plein de sérum physiologique. L’intelligence n’est pas la capacité de cumuler des connaissances, de les utiliser, de résoudre des problèmes, de mémoriser… L’intelligence est une activité de tout l’ensemble humain, elle est nourrie de relations humaines, d’accidents, de fatigue ou de joie (non pas simulée !), de passion pour écrire ou pour calculer, de choix dans les connaissances à enregistrer en fonction d’un projet, d’obsession psychique et d’intentions de faire plaisir à ou de blesser telle personne ; l’intelligence n’est pas de l’algèbre. Et je m’inscris totalement en faux contre cette abstraction que notre Nobel décrit comme étant l’intuition. L’intelligence peut être exaltée, ou sombrer dans l’indifférence à cause de l’ennui… Autrement dit, elle est une des fonctions du vivant. Et quelles que soient les simulations, l’ordinateur n’est pas vivant. Il ne sera jamais qu’un simulateur. L’automate le plus parfait n’a rien d’un être humain. Et le simple fait que l’ordinateur soit justement un simulateur de l’intelligence humaine prouve qu’il n’est pas intelligent.

Notre prix Nobel néglige enfin trois données essentielles de l’intelligence de l’homme : l’imaginaire (car sans imagination, il n’y a pas d’intelligence, mais a priori, l’ordinateur est incapable d’imagination, du moins avec la dimension que lui ont donnée Sartre et Castoriadis par exemple !). En second lieu : l’im­promptu. Chaque intellectuel sait que parfois des idées surgissent, au sujet de questions que l’on n’avait pas travaillées, que tout à coup une sorte de vérité d’évi­dence vous illumine, travail secret de la pensée, idées à partir desquelles un exercice intellectuel rigoureux pourra se développer. Cela fait partie intégralement de l’intelligence, et l’ordinateur ne sera jamais saisi de ces impromptus, qui viennent d’un rêve, d’une rencontre dans la rue, d’un jeu de couleurs, d’une nostalgie ou d’une espérance. Tout ce que l’ordinateur est bien incapable d’enregistrer.

Enfin le troisième caractère pour moi essentiel de l’intelligence, c’est sa globalité, c’est-à-dire qu’il peut y avoir une saisie globale d’une situation, d’une relation, d’un problème, etc., et ceci n’est pas divisible : c’est-à-dire encore que vous pouvez l’analyser, bien entendu, mais l’addition des unités de compréhension (ou de communication) à laquelle on arrive par l’analyse ne restitue en rien la globalité de la saisie intellectuelle. Cent notes de musique tapées séparément ne vous donnent pas une phrase musicale. Jamais l’ordinateur ne vous restituera le « phrasé » de l’intelligence globale.

Et puisqu’il a été question de Proust, ceci conduit à poser une question très simple : croit-on qu’un ordinateur aurait pu écrire tout le développement de Proust sur ce qui est évoqué en lui par la « madeleine » ! Sans doute, il s’agit de souvenirs : ces souvenirs pourraient tous être stockés dans la mémoire de l’ordinateur, mais ils sont évoqués par une expérience que l’ordinateur ne peut pas faire, et ils sont ordonnancés, enchaînés, développés de façon totalement impossible pour l’ordinateur. Voilà pourquoi il est absurde de parler de l’« intelligence » artificielle.


La science devient à la fois capable de nouveauté absolue et de régulation d’un univers, ce qui appartenait en propre à la divinité. Et comme toutes les divinités, elle est chargée d’un pouvoir oraculaire. Ce n’est plus l’homme qui peut décider et vouloir, il s’en remet à la science bénéfique en laquelle il croit.

Et cependant, malgré tous ces progrès, la mauvaise conscience dure ! Faut-il arrêter la recherche ? Le professeur Testard vient de poser une question décisive : faut-il continuer la recherche du génie génétique, dans toutes les directions, ne faut-il pas s’arrêter pour réfléchir ? Aussitôt ceci fut foudroyé par les chercheurs, et en particulier Jean Bernard, le sage, a proclamé : « De toute façon, la recherche scientifique ne doit jamais s’arrêter. » Et pourtant je crois que Charbonneau a raison quand il déclare que c’est la seule question importante de notre société. « Je revendique une logique de la Non-Découverte, écrit Testard, une éthique de la Non-Recherche. Qu’on cesse de faire semblant de croire que la recherche serait neutre, seules ses applications étant qualifiées de bonnes ou de mauvaises. Qu’on démontre qu’une seule fois une découverte n’a pas été appliquée, alors qu’elle répondait à un besoin pré-existant ou créé par elle-même. C’est bien en amont de la découverte qu’il faut opérer les choix éthiques. »


Faut-il revenir sur la médicalisation de la vie ? Ici encore, on sait ! Excès de médicaments, excès de visites médicales, excès d’hospitalisations, maladies provoquées par cet excès de médicaments. À peu près tout le monde est d’accord. Ce qui m’inquiète, ce n’est pas le déficit de la Sécurité sociale, mais son lien avec l’intérêt des grandes firmes à qui on a toujours appris qu’un homme bien portant est toujours un malade qui s’ignore, tant et si bien que l’on a retourné entièrement la situation que Balzac décrivait dans Le Médecin de campagne. L’homme moderne a peur et vit dans l’angoisse : il fixe son angoisse (provoquée par le milieu technicien) sur la maladie, et le grand recours, c’est le « médecin-sorcier-mage ». Tranquillisants, hypnotiques, analgésiques… (je ne me mets pas hors du lot commun).

Ce qui est important ici, c’est la question de la qualité humaine : l’homme moderne ne sait plus souffrir, il ne peut plus dominer la plus légère douleur. Il ne sait plus mobiliser ses propres ressources pour lutter par lui-même contre une angoisse ou une peur. Il appelle au secours pour rien. Et le développement intensif de la prévention médicale, qui certes est utile pour prévenir cancer ou Sida, ne fait que développer cette fixation et cette hantise. L’homme moderne, par cet excès de soins, de moyens techniques médicaux et chirurgicaux, est devenu incapable de faire face par lui-même, de s’assumer lui-même. Sitôt que quelque chose ne va pas, il appelle au secours, et réclame protection, asile et tutelle. Surprotégé, il a démissionné. Laissant la place avec joie à tout ce qui le prend en charge. Et bien entendu ceci, qui correspond au fameux « droit à la santé » coïncide avec le besoin de repos, et le « droit aux vacances ». On assiste alors à ces migrations globales de populations.

Il y a vingt ans, il y avait une migration par an, pour les vacances d’été. Puis se sont installées les obligatoires vacances à la neige ; actuellement, il y a approximativement quatre migrations vacancières. Pour Noël 1985, il y a eu 500 000 automobiles qui ont quitté Paris. Il faut méditer ce chiffre, car un départ d’environ 1,5 million de personnes pour des vacances d’une semaine à la montagne suppose une disponibilité considérable d’argent, un authentique gaspillage, totalement déraisonnable. Les embouteillages supposent des mobilisations de police, des hélicoptères de service de guidage, de repérage, à partir d’un état-major central. C’est-à-dire tout un appareillage de services parfaitement vains, gaspillage secondaire qui incombe à la collectivité. Et l’on quitte la ville de masse, en masse, on se retrouve sur la route en masse, pour aboutir aux stations de neige où l’on s’entasse en masse. Parfaite déraison qui correspond en tant que déraison individuelle à la déraison collective de la société. Rendue à la fois possible et inévitable par l’énorme machinerie technique à notre disposition.


Et à un homme tout glorieux qui venait de faire du 100 kilomètres à l’heure (en 1928), et avait parcouru je ne sais quel trajet en gagnant un quart d’heure, j’avais demandé : « Qu’est-ce que vous avez fait pendant ce quart d’heure ? » Il m’a regardé stupéfait. Et c’est vrai, chaque fois que l’on annonce triomphalement que Concorde fait gagner quatre heures sur la traversée de l’Atlantique, que le T.G.V. fait gagner près de deux heures sur le Paris-Lyon, j’ai demandé : « Qu’est-ce que vous faites de ce temps gagné ? Est-ce que vous avez composé un début de symphonie, un sonnet, est-ce que vous avez conçu un projet nouveau d’expérience chimique ? Est-ce que vous avez vécu libre (tout simplement !) en vous baladant au hasard, sans but et dans la joie de la liberté ? »

Eh bien non ! personne n’a jamais pu me répondre. Ces heures « gagnées », on a bu une bière au bistrot, on n’a rien fait ni rien vécu, on a usé du temps vide et insignifiant. À moins que l’on en ait profité, lorsque l’on est un homme d’affaires très occupé, pour prendre trois rendez-vous exprès qui viennent se cumuler à un horaire déjà trop lourd, c’est-à-dire que l’on a fait se rapprocher l’heure de l’infarctus. Et l’on a vécu stressé la fin du parcours : pourvu que cet avion, ce train arrive à l’heure…

Temps gagné, temps parfaitement vain. Certes, je ne nie pas que, parfois, rarement, l’extrême vitesse soit utile : quand il s’agit de sauver un blessé, ou de rejoindre celui ou celle que l’on aime, ou retrouver sa famille, ou de gagner la paix dans une rencontre décisive… Combien rares ces vraies nécessités de « gagner du temps ». La réalité, c’est que « aller vite » est devenu une valeur en soi que l’on ne conteste plus. C’est L’Homme pressé que P. Morand avait si bien décrit, et qui n’était pressé par rien. Chaque progrès de vitesse est célébré par les médias comme un succès et accepté comme tel par le public. Mais l’expérience montre que plus nous gagnons du temps, moins nous en avons. Plus nous allons vite, plus nous sommes harcelés. À quoi ça sert ? Fondamentalement, à rien. Je sais bien ce que l’on me dira, qu’il faut avoir tous ces moyens à disposition et aller le plus vite possible, parce que la « vie moderne est harcelante » ! Pardon, messieurs, il y a erreur : elle est harcelante parce que vous avez le téléphone, le télex, l’avion, etc. Sans ces appareils, elle ne serait pas plus harcelante qu’il y a un siècle, tout le monde étant capable de marcher au même pas. « Mais alors vous niez le progrès ? » Non point, je nie que tout cela soit un progrès !


L’enquête fut menée très rigoureusement : on avait effectivement enlevé les postes [de télévision] de ces familles. Bien entendu, l’effet est choc. Voilà, brusquement du temps vide. C’est si facile quand il y a du temps vide d’allumer le poste et de partir dans n’importe quoi. L’expérience d’un temps vide, à remplir par son propre effort, de conversation, de relation avec d’autres, de réflexion, de lecture… est une expérience devenue pour nos contemporains extrêmement traumatisante. Brusquement on est en présence de son propre vide intérieur. On s’aperçoit que l’on n’a rien à dire aux autres, que les détails de notre vie quotidienne ne sont pas intéressants, qu’en définitive nous sommes vides. C’est ce vide existentiel qui avait été, au cours de l’histoire humaine, le moteur de toute la création culturelle et sociétale.

Les résultats de cette expérience furent extrêmement concluants : à l’égard de leur village, entourage, ils devenaient « marginaux », mais presque tous ont éprouvé au cours du mois une « impression de liberté et de vacances ». Ils ont pris conscience que la télévision représentait un « engrenage insidieux ».