Le rituel et la magie doivent avoir dominé les débuts de l’art (au paléolithique supérieur) et ont sans doute joué un rôle essentiel, alors que la division du travail s’imposait progressivement dans la coordination et la conduite de la communauté. Dans le même ordre d’idées, Pfeiffer a vu dans les célèbres peintures pariétales européennes du paléolithique supérieur la première méthode d’initiation des enfants à des systèmes sociaux devenus complexes, l’éducation étant alors nécessaire au maintien de la discipline et de l’ordre. Et l’art pourrait avoir contribué au contrôle de la nature, par exemple en facilitant le développement d’une notion primitive de territoire.
L’apparition de la culture symbolique, mue par son besoin inhérent de manipuler et de dominer, a tôt ouvert la voie à la domestication de la nature. Après deux millions d’années de vie humaine passées à respecter la nature en équilibre avec les autres espèces, l’agriculture a modifié notre existence, notre façon de nous adapter, d’une manière inconnue jusqu’alors. Jamais auparavant une espèce n’avait connu un changement radical aussi profond ni aussi rapide. L’auto-domestication par le langage, le rituel et l’art inspira le dressage des plantes et des animaux qui suivit. Apparue il y a seulement dix mille ans, l’agriculture a rapidement triomphé car la domination engendre par elle-même et exige sans cesse son propre renforcement. Une fois répandue, la volonté de produire est devenue d’autant plus productive qu’elle s’exerçait efficacement, et de ce fait d’autant plus prédominante et adaptative.
L’agriculture permet une division du travail largement accrue, crée les fondements matériels de la hiérarchie sociale et amorce la destruction de l’environnement. Les prêtres, les rois, les corvées, l’inégalité sexuelle, la guerre sont quelques-unes de ses conséquences spécifiques assez immédiates. Alors que les humains du paléolithique avaient un régime extrêmement varié, se nourrissant de plusieurs milliers de plantes différentes, l’agriculture réduisit considérablement ces sources d’approvisionnement.
Étant donné l’intelligence et le très vaste savoir pratique de l’humanité de l’âge de pierre, on s’est souvent posé la question suivante : « Pourquoi l’agriculture n’est-elle pas apparue, par exemple, un million d’années avant notre ère au lieu de 8000 ans seulement ? » J’y apporte une brève réponse plus haut en formulant l’hypothèse d’une lente et insidieuse progression de l’aliénation fondée sur la division du travail et la symbolisation. Mais à considérer ses désastreuses conséquences, cela reste un phénomène effarant. Aussi, comme le dit Binford : « La question à poser n’est pas de savoir pourquoi l’agriculture ne s’est pas développée partout mais plutôt pourquoi elle s’est développée tout court. » La fin de la vie de cueilleur-chasseur a entraîné un déclin de la taille, de la stature et de la robustesse du squelette, et amené la carie dentaire, les carences alimentaires et la plupart des maladies infectieuses. On observe « dans l’ensemble une baisse de la qualité – et probablement de la durée – de la vie humaine », en concluent Cohen et Aremelagos.
Une autre conséquence a été l’invention du nombre, inutile avant l’existence de la propriété des récoltes, des bêtes et de la terre, qui est une des marques de l’agriculture. Le développement de la numération a accru le besoin de traiter la nature comme une chose à dominer. L’écriture était également requise par la domestication, pour les premières formes de transactions commerciales et d’administration politique. Lévi-Strauss a démontré de manière convaincante que la fonction première de la communication écrite a été de favoriser l’exploitation et la soumission ; les cités et les empires, par exemple, auraient été impossibles sans elle. On voit ici clairement s’unir la logique de la symbolisation et la croissance du capital.
Conformité, répétition et régularité sont les clefs de la civilisation triomphante, remplaçant la spontanéité, l’enchantement et la découverte, caractéristiques de la situation humaine pré-agricole qui a survécu si longtemps. Clark parle de « l’ampleur du temps de loisir » du cueilleur-chasseur, et en conclut que « c’est cela et le mode de vie agréable qui allait avec, et non la pénurie et un long labeur quotidien, qui explique pourquoi la vie sociale est restée si statique ». Un des mythes les plus vivaces et les plus répandus est l’existence d’un Âge d’or, caractérisé par la paix et l’innocence, avant que quelque chose ne détruise ce monde idyllique et nous réduise à la misère et à la souffrance. L’Éden, ou quel que soit le nom qu’on lui donne, était le monde de nos tout premiers ancêtres cueilleurs-chasseurs ; ce mythe exprime la nostalgie de ceux qui travaillaient sans répit la glèbe à l’égard d’une vie libre et plutôt facile – mais désormais perdue.
Le riche environnement habité par les humains avant la domestication et l’agriculture a aujourd’hui presque disparu. Pour les rares cueilleurs-chasseurs survivant aujourd’hui, il ne reste que les terres les plus marginales, les lieux isolés non encore revendiqués par l’agriculture et les conurbations. En outre, les rares cueilleurs-chasseurs qui parviennent encore à échapper aux pressions énormes de la civilisation visant à les transformer en esclaves (c’est-à-dire en paysans, en sujets politiques, en salariés) ont tous été influencés par les contacts avec des peuples extérieurs.
Cohen a avancé que les symboles sont « indispensables au développement et au maintien de l’ordre social ». Cela implique – comme l’indiquent, plus précisément encore, beaucoup de preuves tangibles – qu’avant l’émergence des symboles, la condition de désordre les rendant nécessaires n’existait pas. Dans une veine analogue, Lévi-Strauss a fait remarquer que la pensée mythique progresse toujours à partir de la conscience d’oppositions vers leur résolution. Alors qu’en est-il du désordre, des conflits, des « oppositions » ? Parmi des milliers de mémoires et d’études traitant de sujets particuliers, la littérature sur le paléolithique ne propose presque rien sur cette question essentielle. On pourrait avancer comme hypothèse raisonnable que la division du travail, passée inaperçue de par la lenteur extrême de sa progression, et insuffisamment comprise à cause de sa nouveauté, commençait à provoquer des lézardes infimes dans la communauté humaine et à susciter des pratiques nocives à l’égard de la nature. À la fin du paléolithique supérieur, il y a 15 000 ans, on commence à observer au Moyen-Orient une cueillette spécialisée des plantes et une chasse spécialisée. L’apparition soudaine d’activités symboliques (par exemple, rituelles et artistiques) au paléolithique supérieur est indéniablement, pour les archéologues, une des « grosses surprises » de la préhistoire, étant donné leur absence au paléolithique moyen. Mais les effets de la division du travail et de la spécialisation faisaient sentir leur présence en tant que rupture de la totalité et de l’ordre naturel – une absence qu’il fallait compenser. Ce qui est surprenant c’est que cette transition vers la civilisation puisse encore être jugée comme n’ayant aucune conséquence néfaste. Foster semble, quant à lui, en faire l’apologie quand il conclut que le « mode symbolique s’est révélé extraordinairement adaptatif. Sinon, comment l’homo sapiens serait-il devenu matériellement le maître du monde ? ». Il a certainement raison, comme lorsqu’il voit dans « la manipulation des symboles l’essence même de la culture », mais il semble oublier que cette adaptation réussie a entraîné la séparation de l’homme et de la nature, ainsi que la destruction progressive de cette dernière, jusqu’à la terrifiante ampleur actuelle de ces deux phénomènes.
Il paraît raisonnable d’affirmer que le monde symbolique est né avec la formulation du langage, apparu d’une manière ou d’une autre à partir d’« une matrice de communication non verbale étendue » et du contact interindividuel. Il n’y a pas de consensus sur la date d’apparition du langage mais il n’existe pas de preuve de son existence avant l’« explosion » culturelle de la fin du paléolithique supérieur. Le langage semble avoir opéré comme « agent inhibiteur », comme moyen de soumettre la vie à « un plus grand contrôle », d’endiguer le flot d’images et de sensations auquel l’individu pré-moderne était réceptif. Vu ainsi, il aurait vraisemblablement marqué un éloignement, dès cette époque, de la vie d’ouverture et de communion avec la nature, en direction d’une vie plus orientée vers la domination et la domestication qui suivirent l’avènement de la culture symbolique.
Selon Kitwood, les peuples de cueilleurs chasseurs n’ont développé « aucune conception de la propriété privée ». Comme nous l’avons noté plus haut, à propos du partage et de la définition des aborigènes par Sansom comme « peuple sans propriété », les cueilleurs-chasseurs ne partagent pas l’obsession des civilisés pour les choses extérieures.
« Le mien et le tien, graines de toutes les discordes, n’ont aucune place chez eux », écrivait Pietro en 1511 à propos des indigènes qu’il rencontra lors du deuxième voyage de Colomb. Selon Post, les Bochimans n’ont « aucun sens de la possession », et Lee a observé qu’ils n’opéraient « aucune dichotomie marquée entre les ressources de l’environnement naturel et la richesse sociale ». Comme nous l’avons déjà dit, il existe une ligne de démarcation entre nature et culture, et les non-civilisés ont choisis la première. Il existe beaucoup de cueilleurs-chasseurs qui pourraient transporter tout ce dont ils ont besoin d’une seule main, et qui meurent avec grosso modo ce qu’ils avaient en venant au monde. Il fut un temps où les humains partageaient tout ; avec l’irruption de l’agriculture, la propriété devient essentielle et une espèce prétend posséder le monde. Il s’agit là d’une distorsion que l’imagination aurait eu peine à concevoir. Sahlins a parlé de cela de manière éloquente : « Les peuples les plus primitifs du monde ont peu de possessions mais ils ne sont pas pauvres. La pauvreté n’est pas une petite quantité de biens déterminée ; ce n’est pas seulement non plus une relation entre des moyens et des fins ; c’est avant tout une relation entre les gens. La pauvreté est un statut social. En tant que tel, c’est une invention de la civilisation. »
La « tendance courante » des cueilleurs chasseurs « à rejeter l’agriculture jusqu’à ce qu’elle leur soit imposée de manière absolue » exprime une division entre nature et culture, bien présente dans l’idée des Mbouti selon laquelle quiconque devient villageois cesse du même coup d’être mbouti. Ils savent que la bande de cueilleurs-chasseurs et le village de paysans sont des sociétés opposées ayant des valeurs antagoniques.
Il arrive cependant parfois que le facteur crucial de la domestication soit perdu de vue. « Les populations de cueilleurs-chasseurs de la côte Ouest de l’Amérique du Nord, connues des historiens, sont atypiques par rapport aux autres chasseurs-cueilleurs », a déclaré Cohen. Comme le dit Kelly, « les tribus de la côte du Nord-Ouest heurtent tous les stéréotypes sur les chasseurs-cueilleurs ». Ces cueilleurs-chasseurs, dont le principal moyen de subsistance est la pêche, présentaient des traits aliénés tels que la hiérarchie, la guerre et l’esclavage. Mais on a presque toujours négligé le fait qu’ils cultivaient le tabac et élevaient des chiens. Ainsi donc, même cette célèbre « anomalie » comporte des traits qui la relient à la domestication. Dans la pratique, le rituel tout d’abord puis la production semblent ancrer et favoriser, de par les formes de domination qui les accompagnent, les divers aspects du déclin survenu depuis un état de grâce antérieur.
« Définir » un monde désaliéné serait impossible voire indésirable, mais je crois que nous pouvons et devrions essayer de révéler le non-monde d’aujourd’hui et comment il en est arrivé là. Nous avons pris un mauvais tournant monstrueux avec la culture symbolique et la division du travail ; nous avons quitté un lieu d’enchantement, de compréhension et de totalité pour atteindre l’absence que nous trouvons aujourd’hui au cœur de la doctrine du progrès. Vide et de plus en plus vide, la logique de la domestication, avec ses exigences de totale domination, nous montre aujourd’hui la ruine d’une civilisation qui ruine tout le reste. Présumer de l’infériorité de la nature favorise la domination de systèmes culturels qui ne vont pas tarder à rendre la Terre elle-même inhabitable.
Le postmodernisme nous dit qu’une société sans relations de pouvoir ne peut être qu’une abstraction. C’est un mensonge, à moins que nous n’acceptions la mort de la nature et que nous ne renoncions à tout jamais à ce qui fut jadis et à ce qui pourrait être de nouveau. Turnbull a parlé de l’intimité entre les Mbouti et la forêt, et de leur façon de danser comme s’il faisait l’amour à la forêt. Dans une vie où les êtres étaient égaux, laquelle n’avait rien d’une abstraction et s’efforce de se maintenir encore aujourd’hui, ils « dansaient avec la forêt, dansaient avec la lune ».
Source : John Zerzan - Futur primitif