Kant – Vertu et devoir

La vertu est la force morale dans la fidélité à son devoir, force qui ne devient jamais une habitude, mais doit toujours jaillir, entièrement neuve et originaire, de la manière de penser.

Kant – Anthropologie, De l’intelligence

L’idée même de la vertu implique qu’elle doit être acquise (qu’elle n’est point innée), et il n’y a pas besoin, pour s’en assurer, d’invoquer la connaissance anthropologique qui résulte de l’expérience. Car la puissance morale de l’homme ne serait pas de la vertu, s’il n’était appelé à montrer sa force de résolution dans sa lutte contre des penchants contraires si puissants. La vertu est le produit de la raison pure pratique, en tant que celle-ci, qui a conscience de sa supériorité, triomphe, au moyen de la liberté, de la puissance des penchants contraires.

De ce que la vertu n’est pas innée, il suit qu’elle peut et doit être enseignée ; l’enseignement de la vertu est donc une doctrine. Mais, comme la doctrine qui enseigne comment on doit se conduire pour se conformer à l’idée de la vertu, ne donne pas seule la force nécessaire pour mettre les règles en pratique, les stoïciens pensaient que la vertu ne s’apprend pas au moyen d’un simple enseignement du devoir et de certaines exhortations (παραινετιχώς), mais qu’il la faut cultiver et exercer en s’appliquant à combattre l’ennemi intérieur qui est nous (ασχητιχώς) ; car on ne peut pas tout ce que l’on veut, quand on n’a pas d’abord essayé et exercé ses forces. En pareil cas, en effet, il faut prendre tout de suite et complètement sa résolution : autrement la conscience (animus), en capitulant avec le vice pour s’en dégager peu à peu, ne serait pas tout à fait pure ou même serait vicieuse, et par conséquent ne produirait aucune vertu (la vertu reposant sur un seul principe).


Le moyen (technique) expérimental que le maître doit appliquer à la culture de la vertu, c’est de donner lui-même le bon exemple aux autres (d’avoir une conduite exemplaire) ; car l’imitation est pour l’homme encore inculte le premier mobile qui détermine sa volonté à admettre les maximes qu’il s’approprie dans la suite. — L’habitude consiste à établir en soi un penchant persévérant, non pas au moyen de quelque maxime, mais en lui donnant souvent satisfaction : c’est un mécanisme de la sensibilité et non un principe de l’intelligence ; aussi en pareil cas est-il beaucoup plus difficile de désapprendre ensuite que d’apprendre d’abord. — Mais pour ce qui est de la force de l’exemple (soit du bien, soit du mal) qui s’offre au penchant à l’imitation, ce que les autres nous donnent ne saurait fonder aucune maxime de vertu. La vertu, en effet, consiste uniquement dans l’autonomie subjective de la raison pratique de chaque homme, et par conséquent ce n’est pas la conduite des autres hommes, mais la loi qui doit nous servir de mobile. Le maître ne dira donc pas à un élève vicieux : prends exemple sur ce bon petit garçon (si rangé, si studieux) ! car cela ne servirait qu’à lui faire détester son camarade, relativement auquel il se trouverait ainsi placé dans un jour défavorable. Le bon exemple (la conduite exemplaire) ne doit pas servir de modèle, mais seulement de preuve pour montrer que ce qui est conforme au devoir est praticable ; ce n’est pas en comparant un homme avec un autre (considéré tel qu’il est), mais avec l’idée de ce qu’il doit être (de l’humanité), c’est-à-dire avec la loi, que le maître trouvera une règle d’éducation qui ne trompe jamais.


Les règles de la pratique de la vertu (exercitiorum virtutis) se rapportent à ces deux dispositions de l’âme : le courage et la sérénité (animus strenuus et hilaris) dans l’accomplissement de ses devoirs. Car la vertu a des obstacles à combattre, qu’elle ne peut vaincre qu’en rassemblant ses forces, et en même temps il lui faut sacrifier bien des joies de la vie, dont la perte peut bien parfois rendre l’âme morose et sombre. Or ce que l’on ne fait pas avec plaisir, mais seulement comme une corvée, n’a aucune valeur intérieure pour celui qui remplit son devoir dans cet esprit, et ne saurait être aimé : loin de là il évite autant que possible l’occasion de pratiquer ce devoir.

La culture de la vertu, c’est-à-dire l’ascétique morale a pour principe, en tant qu’il s’agit d’un exercice ferme et courageux de la vertu, cette sentence des stoïciens : accoutume-toi à supporter les maux accidentels de la vie, et à t’abstenir des jouissances superflues (sustine et abstine). C’est une espèce de diététique qui consiste à se conserver sain moralement. Mais la santé n’est qu’un bien-être négatif ; elle ne peut être sentie elle-même. Il faut que quelque chose s’y ajoute, qui procure le sentiment de la jouissance de la vie, et qui pourtant soit purement moral. Or c’est le cœur toujours serein dont parle le vertueux Épicure. En effet, qui pourrait avoir plus de raisons de posséder une âme sereine et qui regardera mieux comme un devoir de se placer dans cet état de sérénité et de s’en faire une habitude, que celui qui n’a conscience d’aucune transgression volontaire de la loi morale et qui est certain de ne tomber dans aucune faute de ce genre (hic murus aheneus esto, etc., Horat.) ? L’ascétisme monacal au contraire, qui, par suite d’une crainte superstitieuse ou d’une hypocrite horreur de soi-même, a pour effet de se mortifier et de torturer son corps, n’a rien de commun avec la vertu, mais c’est une sorte d’expiation fanatique, qui consiste à s’infliger à soi-même certains châtiments, et, au lieu de se repentir moralement (c’est-à-dire en prenant la résolution de s’amender), à croire qu’on rachète ainsi ses fautes. Or un châtiment qu’on choisit soi-même et qu’on s’inflige à soi-même est quelque chose de contradictoire (car le châtiment ne peut jamais être infligé que par un autre) ; et, loin de produire cette sincérité d’âme qui accompagne la vertu, il ne peut avoir lieu sans exciter une secrète haine contre les commandements de la vertu. — La gymnastique morale consiste donc uniquement dans cette lutte contre les penchants de notre nature, qui a pour but de nous en rendre les maîtres dans les cas menaçants pour la moralité qui peuvent se présenter, et par conséquent elle nous donne du courage et cette sérénité que l’on ne manque pas de trouver dans la conscience d’avoir recouvré sa liberté. Se repentir de quelque chose (ce qui est inévitable, quand on se rappelle certaines fautes passées, qu’il est même de notre devoir de ne jamais oublier), et s’infliger une pénitence (par exemple le jeûne), non pas dans un intérêt diététique, mais dans une intention pieuse, sont deux actes fort différents, quoiqu’on leur ait attribué à tous deux un caractère moral ; le dernier, qui a quelque chose de triste, de sombre et de sinistre, rend la vertu même odieuse et éloigne ses partisans. La discipline que l’homme exerce sur lui-même ne peut donc être méritoire et exemplaire que grâce à la sérénité qui l’accompagne.