15 août 778 : L’arrière-garde de l’armée carolingienne commandée par Roland, neveu de Charlemagne, est attaquée par les Vascons. L’embuscade, mentionnée dès 830 dans la Vie de l’empereur Charlemagne d’Éginhard, est surtout célèbre pour sa transcription dans la Chanson de Roland. Cette chanson de geste, composée au XIe siècle, fut redécouverte dans une version complète en 1835 grâce à un manuscrit de la bibliothèque de Bodley à Oxford. Après avoir refusé les conseils d’Olivier — ami intime et conseiller de Roland, frère de sa fiancée Aude et un des douze preux de Charlemagne, — Roland hésitera jusqu’au dernier moment à sonner du cor pour que Charlemagne revienne et apporte son aide à l’arrière-garde.
La bataille est merveilleuse et hâtive !
Les Franks frappaient avec force et colère,
Tranchaient les poings, les côtes, les échines,
Les vêtements jusques à la chair vive,
Et le sang clair coulait sur l’herbe verte.
Terre-major, Mahomet te maudit :
Plus que toute autre est ta race hardie !
Il n’est païen qui n’ait crié : « Marsile !
« Chevauche, roi, nous avons besoin d’aide ! »
Le preux Roland interpelle Olivier :
« Mon compagnon, n’est-ce pas votre avis,
« Que l’archevêque est bien bon chevalier ?
« Meilleur n’y a sur terre et sous le ciel !
« Il sait frapper et de lance et d’épée ! »
Olivier dit : « Allons donc pour l’aider ! »
Et les Français, à ces mots, recommencent.
Durs sont les coups, cruel est le combat.
Bien grande perte il y a des chrétiens.
Celui qui vit Olivier et Roland
Frapper, tailler de leurs bonnes épées,
De bons guerriers pourra se souvenir !
Notre archevêque avec son épieu frappe.
Des païens morts on connaît bien le nombre,
Car c’est écrit dans les chartes et brefs.
La Geste dit plus de quatre milliers.
À quatre chocs les Franks ont résisté ;
Mais le cinquième est cruel et funeste !
Tous sont occis, ces chevaliers français,
Soixante hormis ; Dieu les a préservés !
Ils se vendront bien cher avant qu’ils meurent.
Roland des siens a vu la grande perte.
Il interpelle Olivier son ami.
« Beau cher ami, par Dieu qui vous protège,
« Voyez gésir à terre tant de braves !
« Plaindre, pouvons douce France, la belle,
« De tels barons qu’elle reste déserte !
« Roi notre ami, que n’êtes-vous ici ?
« Frère Olivier comment pourrons-nous faire ?
« Comment à Charles envoyer des nouvelles ?
Olivier dit : « Je ne sais nul moyen.
« Mieux vaut mourir que d’encourir la honte. »
Roland lui dit : « Je sonnerai du cor :
« Charles entendra, qui passe aux défilés.
« Je garantis que les Franks reviendront ! »
Olivier dit : « Ce serait grande honte ;
« Pour vos parents ce serait un affront
« Qui durerait pendant toute leur vie.
« Quand j’en parlai, vous ne le fîtes pas.
« Ne m’est avis qu’à présent le fassiez :
« Vous ne pourrez corner avec vigueur,
« Vous avez déjà les bras ensanglantés. »
Roland répond : « J’ai frappé de beaux coups ! »
Il dit encore : « Notre bataille est dure !
« Je cornerai : le roi Charles entendra ! »
Olivier dit : « Ce ne serait pas brave !
« Quand je l’ai dit, vous l’avez dédaigné.
« Que Charles y fût, vous n’eussions rien souffert.
« Ceux qui sont loin ne sont pas à blâmer. »
Olivier dit encore : « Par cette barbe,
« Si je revois Aude, ma noble sœur,
« Vous ne serez jamais entre ses bras. »
Roland répond : « Pourquoi cette colère ?
Olivier dit : « Ami, c’est votre faute.
« Car le courage est sens et non folie.
« Mesure vaut mieux que témérité.
« Les Franks sont morts, c’est par votre imprudence !
« Charles de nous n’aura plus de service
« Vous m’eussiez crû, le roi fût retourné,
« Et nous eussions gagné cette bataille.
« Le roi Marsile eût été pris ou mort,
« Nous a perdu votre témérité.
« Charles le Grand de nous n’aura plus d’aide,
« Un homme tel, on n’en reverra plus !
« Vous y mourrez : France en sera honnie.
« Ici nous faut la loyale amitié :
« Avant ce soir, cruelle départie !
Turpin entend que les preux se querellent.
Il a piqué des éperons d’or pur,
Vient auprès d’eux, se prend à les gronder :
« Sire Roland, et vous, Sire Olivier,
« Au nom de Dieu, ne vous querellez pas !
« Sonner du cor ne peut plus nous servir.
« Et cependant cela vaut encore mieux.
« Que le roi vienne, il pourra nous venger.
« Il ne faut pas que les païens triomphent.
« Nos Franks ici descendront de cheval,
« Nous trouveront morts et taillés en pièce,
« Sur des sommiers nous prendront dans des bières,
« Nous pleureront de deuil et de piété,
« Nous enfouiront auprès des monastères.
« Loups, porcs ni chiens nous mangeront pas. »
Roland répond : « Sire, c’est très-bien dit. »
Roland a mis le cor devant sa bouche,
L’ajuste bien et sonne à grande force.
Hauts sont les monts et le son va très-loin.
On l’entendait répondre à trente lieues.
Charles l’entend, toute sa troupe aussi.
L’empereur dit : « Nos hommes ont bataille. »
Et Ganelon lui répond au contraire :
« D’autre que vous ça paraîtrait mensonge. »
Avec douleur, avec si grand effort,
Le preux Roland a sonné de son cor
Que le sang clair lui jaillit par la bouche.
De son cerveau les tempes sont rompues.
Le bruit qu’il fait de son cor est très-grand.
Charles, qui passe aux défilés, l’entend ;
Naymes l’entend ; tous les Français écoutent.
« J’entends le cor de Roland, dit le Roi ;
« Il ne corna jamais qu’en combattant. »
Gane répond : « Il n’y a pas bataille.
« Vous êtes vieux, et blanc fleuri ;
« Par tel discours vous semblez un enfant.
« Vous connaissez tout l’orgueil de Roland.
« C’est merveilleux que Dieu le souffre encore !
« Il assiégea Noples sans vous le dire.
« Les Sarrasins sortirent de la ville,
« Six de leurs chefs attaquèrent Roland,
« Il les occit et fit laver le champ
« Pour que leur sang ne fût plus apparent.
« Pour un seul lièvre il corne un jour durant !
« Avec ses pairs il sonne en plaisantant.
« Qui, sous le ciel, l’attaquerait au champ ?
« Chevauchez donc, pourquoi s’arrêter tant ?
« Terre-major est très-loin devant. »
Le preux Roland a la bouche sanglante,
De son cerveau, les tempes sont rompues,
Il corne encore avec peine et douleur.
Charles l’entend et les Français l’entendent.
Le roi leur dit : « Ce cor a longue haleine. »
Nayme répond : « Roland est en détresse.
« Bataille y a ! Celui-ci qui voulait
« Vous le cacher, il l’a trahi, c’est sûr !
« Adoubez-vous ! criez votre devise !
« Et secourez votre noble famille !
« Bien l’entendez : Roland se désespère ! »
Notre empereur a fait sonner ses cors.
Français ont mis pied à terre ; ils s’adoubent
De bons hauberts, de casques et d’épées.
De beaux écus et d’épieux grands et forts.
Les gonfalons sont blancs, vermeils et bleus.
Tous les barons montent leurs destriers,
Éperonnant tant que les gorges durent,
Il n’en est pas qui à l’autre ne dise :
« Si nous voyions Roland avant qu’il meure,
« Comme, avec lui, donnerions de grands coups ! »
Mais c’est en vain, ils avaient trop tardé !
L’ombre de nuit s’éclaircit ; le jour vient.
Sous le soleil reluisent les armes ;
Casques, hauberts jettent grande lueur
Et les écus qui sont bien peints en fleurs,
Et les épieux et les drapeaux dorés.
Notre empereur chevauche avec colère,
Et les Français dolents et courroucés.
Il n’en est pas qui durement ne pleure,
Et pour Roland n’ait une grande peur.
L’empereur fait prendre le comte Gane ;
Il le confie aux gens de sa cuisine.
Puis interpelle ainsi Bégon, leur chef :
« Bien me le garde ainsi, comme un félon,
« Qui a trahi ma noble parenté. »
Bégon le prend, lui donne pour gardiens
Cent cuisiniers, des meilleurs et des pires.
Ils épilaient sa barbe et sa moustache ;
Chacun du poing le frappait quatre coups,
Ils l’ont battu de bâtons et de verges,
Puis ils ont mis une chaîne à son cou,
Et comme un ours ils l’y ont enchaîné.
Par déshonneur l’ont mis sur un sommier.
Ils le tiendront tant qu’à Charles ils le rendent.
Les monts sont hauts et ténébreux et grands,
Les vaux profonds, rapides les torrents :
Clairons sonnaient et derrière et devant.
Ils répondaient tous au cor de Roland.
Le roi chevauche avec emportement,
Et les Français courroucés et dolents
Tous de leurs yeux pleuraient amèrement,
Et priaient Dieu de garantir Roland
Jusqu’ils viendront ensemble sur le champ.
Comme, avec lui, frapperaient-ils gaiement !
Mais à quoi bon ? C’est inutilement.
Trop ont tardé ! Ne peuvent être à temps !
Le roi chevauche avec grande colère,
Sur sa cuirasse était sa blanche barbe.
Tous les barons de France éperonnaient.
Il n’en est pas qui ne montre colère
De ne pas être avec le preux Roland
Qui se combat aux Sarrasins d’Espagne.
S’il est blessé, nul ne s’échappera.
Dieu ! Les soixante en sa troupe restés,
Jamais meilleurs n’eut roi ni capitaine !
Source : La chanson de Roland (extrait) - Traduction d'Adolphe d'Avril