Or sachez en toute vérité que le roi Caïdou avait une fille appelée Aigiaruc, en langue tartaresque, ce qui veut dire en français « lune brillante ». Cette demoiselle était si forte que dans tout le royaume il n’y avait ni damoiseau ni valet qui la pût vaincre. Mais je vous dis qu’elle les vainquait tous. Son père voulait la marier et lui donner un baron. Mais elle ne voulait pas, et elle disait qu’elle ne prendrait jamais un baron tant qu’elle ne trouverait pas un gentilhomme qui la vainquit de toutes ses forces. Et son père lui avait accordé le privilège de pouvoir se marier à sa volonté.
Mais auparavant il faut savoir que l’usage que voici est observé par les Tartares : si un roi, un prince ou n’importe quel autre noble veut prendre femme, il ne se tourne pas vers une femme noble ou qui soit son égale, mais pourvu qu’elle soit belle et gracieuse, même si elle n’est pas noble, il l’épouse. Ils disent en effet qu’une souche, une descendance ne tire pas son nom de la femme, mais seulement de l’époux, si bien qu’on ne dit pas « c’est le fils de Berthe ou de Marie », mais « c’est le fils de Pierre ou de Martin ». Voilà la raison pour laquelle, quand ils prennent une épouse, ils ne considèrent pas la noblesse des femmes.
Et quand la fille du roi eut de son père la permission et le privilège de se marier à sa volonté, elle en eut grande joie. Elle fait savoir dans plusieurs parties du monde que si un gentil damoiseau voulait venir éprouver sa force contre elle, et s’il pouvait la vaincre en force, elle le prendrait pour baron. Et quand cette nouvelle fut connue dans maintes terres et dans maints royaumes, je vous dis que maints gentilshommes de maintes régions y vinrent pour l’affronter.
Et sachez que l’épreuve se faisait de la manière suivante. Le roi et la reine, avec beaucoup de gens, hommes et femmes, se tenaient dans la grande salle du palais. Puis venait la fille du roi, en cotte de sendal très richement ornée ; puis venait le damoiseau, en cotte de sendal lui aussi. Il était convenu que si le damoiseau pouvait la vaincre et la mettre de force à terre, il l’aurait pour femme. Et si la fille du roi l’emportait sur le damoiseau, il perdrait cent chevaux qui seraient à la demoiselle. C’est ainsi que la demoiselle avait gagné plus de dix mille chevaux. Car elle ne pouvait trouver aucun écuyer, aucun damoiseau qu’elle ne vainquît. Et ce n’était pas merveille, car elle était si bien taillée de tous ses membres, si grande et si corpulente que peu s’en fallait qu’elle ne fût une géante.
Or il advint qu’environ l’an 1280 de l’Incarnation du Christ, arriva le fils d’un roi fort riche qui était très beau et jeune. Il s’en vint avec une grande compagnie et amena mille chevaux très beaux, pour lutter contre la demoiselle. Et quand il fut arrivé, ce fils de roi déclara qu’il voulait lutter contre la demoiselle. Le roi Caïdou en fut très heureux parce qu’il souhaitait de tout cœur qu’il eût sa fille pour femme, car il savait qu’il était le fils du roi de Pumar.
Et je vous le dis, le roi Caïdou fit dire en privé à sa fille qu’elle devait se laisser vaincre. Mais sa fille dit qu’elle ne le ferait pour rien au monde.
Et que vous en dirai-je ? Sachez qu’un jour le roi, la reine et beaucoup d’hommes et de femmes s’assemblèrent dans la grande salle. Et donc vinrent la fille du roi, et le fils du roi, qui étaient si beaux et si avenants que c’était merveille de les voir. Et je vous dis que ce damoiseau était si fort et si puissant qu’il ne trouvait personne qui fût de force contre lui.
Et quand la demoiselle et le damoiseau furent au milieu de la salle — entourés de toute la multitude de gens dont j’ai parlé — il fut convenu que si le damoiseau était vaincu, il devait perdre les mille chevaux qu’il avait fait amener spécialement pour cette épreuve. Et après cette convention, la demoiselle et le damoiseau se saisirent l’un l’autre. Et tous ceux qui les voyaient disaient entre eux qu’ils souhaitaient que le damoiseau vainquît et devînt le baron de la fille du roi. Et c’est aussi ce que voulaient le roi et la reine.
Et pourquoi vous en ferai-je un long conte ? Sachez en toute vérité qu’une fois que les deux damoiseaux se furent saisis, l’un tira ça et l’autre là. Mais l’événement en fut tel : la fille du roi vainquit et le jeta sur le pavement du palais. Et voilà comment le fils du roi fut vaincu et perdit les mille chevaux.
Et quand il se vit sous elle, il en eut très grande colère et grande honte, et ne fit rien d’autre, quand il se fut relevé que de partir le plus tôt qu’il put, avec toute sa compagnie, et il s’en retourna chez son père, honteux et dolent de ce qui lui était arrivé : avoir été battu par une femme.
Et, je vous le dis, il n’y eut personne dans toute la salle qui n’en fût chagriné.
Et je vous dis encore que le roi Caïdou mena en mainte bataille sa fille qui avait vaincu le fils du roi. Et dans toute la mêlée, il n’y avait point de chevalier plus vaillant qu’elle. Et, je vous le dis, souvent cette demoiselle s’en allait au milieu des ennemis,prenait de force un chevalier, et le ramenait à ses gens. Et cela arriva plus d’une fois.
Or nous vous avons raconté l’histoire de cette fille du roi Caïdou. Désormais nous laisserons ce sujet et vous parlerons d’autre chose. Nous vous raconterons d’une grande bataille qui fut entre le roi Caïdou et Argon, le fils d’Abaga, le seigneur du Levant, comme vous pourrez l’entendre.
Source : Marco Polo - Le Devisement du monde, CCII