En passant sur cette terre, comme nous y passons tous, pauvres voyageurs d’un jour, j’ai entendu de grands gémissements ; j’ai ouvert les yeux, et mes yeux ont vu des souffrances inouïes, des douleurs sans nombre. Pâle, malade, défaillante, couverte de vêtements de deuil parsemés de taches de sang, l’humanité s’est levée devant moi, et je me suis demandé : Est-ce donc là l’homme, est-ce là lui tel que Dieu l’a fait ? Et mon âme s’est émue profondément, et ce doute l’a remplie d’angoisse.
Mais bientôt j’ai compris que ces souffrances et ces douleurs ne viennent pas de Dieu, de qui tout bien émane et de qui rien n’émane que le bien ; qu’elles sont l’oeuvre de l’homme même enseveli dans son ignorance et corrompu dans ses passions ; et j’ai espéré, et j’ai eu foi dans l’avenir de la race humaine. Ses destinées changeront lorsqu’elle voudra qu’elles changent, et elle voudra sitôt qu’au sentiment de son mal se joindra la claire connaissance du remède qui le peut guérir.
Regarde, ô peuple, s’il n’est pas temps de justifier l’auteur des êtres, en te créant un sort plus conforme à sa justice, à sa bonté.
Tu dis : J’ai froid ; et pour réchauffer tes membres amaigris, on les étreint de triples liens de fer.
Tu dis : J’ai soif ; et l’on te répond : Bois tes larmes.
Tu succombes sous le labeur, et tes maîtres s’en réjouissent ; ils appellent tes fatigues et ton épuisement le frein nécessaire du travail.
Tu te plains de ne pouvoir cultiver ton esprit, développer ton intelligence, et tes dominateurs disent : C’est bien! il faut que le peuple soit abruti pour être gouvernable.
Dieu adressa dans l’origine ce commandement à tous les hommes : Croissez et multipliez, et remplissez la terre, et subjuguez-la ; et l’on te dit à toi : Renonce à la famille, aux chastes douceurs du mariage, aux pures joies de la paternité; abstiens-toi, vis seul. Que pourrais-tu multiplier que tes misères?
Il est donc certain, l’humanité n’est pas ce que Dieu a voulu qu’elle fût ; elle a dévié de ses voies. Comment y rentrera-t-elle?
Écoutez.
Il y eut une Loi dès le commencement : cette Loi fut oubliée, violée.
De nouveau, après quarante siècles, le Christ la promulgua plus parfaite, plus sainte.
Et on l’a violée, oubliée encore.
Maintenant elle gît là sous les ruines des devoirs et des droits : et c’est pourquoi, courbés et tristes, vous errez au hasard dans la nuit.
En cette divine loi, en elle seule est votre salut : la semence féconde des biens que le Créateur vous a destinés.
Écartez les décombres amoncelés sur elle, et cette espérance consolante, cette parole prophétique des anciens jours s’accomplira pleinement en vous :
LE PEUPLE QUI LANGUISSAIT DANS LES TÉNÈBRES A VU UNE GRANDE LUMIÈRE ; ET LA LUMIÈRE S’EST LEVÉE SUR CEUX QUI ÉTAIENT ASSIS DANS LA RÉGION DE L’OMBRE DE LA MORT.
En certains temps et certains pays, l’homme est devenu propriété de l’homme ; on a trafiqué de lui, on l’a vendu, acheté comme une béte de somme.
En d’autres pays et d’autres temps, sans lui ôter sa liberté, on a fait en sorte que le fruit de son travail revint presque entier à ceux qui le tenaient sous leur dépendance. Mieux eût valu pour lui un complet esclavage ; car le maître au moins nourrit, loge, vêtit son esclave, le soigne dans ses maladies, à cause de l’intérêt qu’il a de le conserver ; mais celui qui n’appartient à personne, on s’en sert pendant qu’il y a quelque profit à en tirer, puis on le laisse là. A quoi est-il bon lorsque l’âge et le labeur ont usé ses forces ? A mourir de faim et de froid au coin de la rue. Encore son aspect choquerait-il ceux qui ont toutes les joies de la vie. Peut-être leur dirait-il quand ils passent : Un morceau de pain pour l’amour de Dieu ! Cela serait importun à entendre. On le ramasse donc et on le jette dans un de ces lieux immondes, de ces dépôts de mendicité, comme on les appelle, qui sont comme l’entrée de la voirie.
Partout, l’amour excessif de soi a étouffé l’amour des autres. Des frères ont dit à leurs frères : Nous ne sommes pas de même race que vous ; notre sang est plus pur ; nous ne voulons pas le mêler avec le vôtre. Vous et vos enfants, vous êtes à jamais destinés à nous servir.
Ailleurs on a établi des distinctions fondées, non sur la naissance, mais sur l’argent.
— Que possédez-vous! — Tant. — Asseyez-vous au banquet sooial : la table est dressée pour vous. Toi qui n’as rien, retire-toi. Est-ce qu’il y a une patrie pour le pauvre?
Ainsi la fortune a marqué les rangs, déterminé les classes ; on a eu des droits de toutes sortes, parce qu’on était riche, le privilège exclusif de prendre part à l’administration des affaires de tous, c’est-à-dire de faire ses propres affaires aux dépens de tous ou de presque tous.
Les prolétaires, ainsi qu’on les nomme avec un superbe dédain, affranchis individuellement, ont été en masse la propriété de ceux qui règlent les relations entre les membres de la société, le mouvement de l’industrie, les conditions du travail, son prix et la répartition de ses fruits. Ce qu’il leur a plu d’ordonner, on l’a nommé loi, et les lois n’ont été pour la plupart que des mesures d’intérêt privé, des moyens d’augmenter et de perpétuer la domination et les abus de la domination du petit nombre sur le plus grand.
Tel est devenu le monde lorsque le lien de la fraternité a été brisé. Le repos, l’opulence, tous les avantages pour les uns ; pour les autres la fatigue, la misère et une fosse au bout.
Ceux-là forment, sous différents noms, les classes élevées ; de ceux-ci se compose le peuple.
Source : Félicité de La Mennais - Le Livre du Peuple