L’apogée d’un monde
Des États puissants et centralisés se mettent en place en Europe en toute fin du XVe siècle ; les cours des princes s’élargissent à Fontainebleau, L’Escurial, Florence, Rome, Prague ou encore Munich, faisant appel aux experts italiens pour bâtir le décor de leur puissance et affirmer leur autorité.
Éclaircir brièvement les changements historiques de cette époque nous permettra de mieux appréhender l’esprit de ce mouvement artistique qu’est le maniérisme, mouvement atypique de l’émerveillement et du faste, de l’expérimentation et du symbole.
Il n’est point possible de comprendre l’art d’une époque, sans étudier les facteurs déterminants qui constituent la base d’un monde, qu’il soit moyenâgeux ou de renaissance.
La Beauté ou la Laideur d’une œuvre sont dans une étroite dépendance des grands courants d’idées et des thèmes qui dominent l’époque en question. Car l’artiste s’impressionne, comme une plaque sensible, de tout ce qui constitue les éléments primordiaux de son temps, pour contribuer par son art, à la formation des cadres de la société et des concepts esthétiques en vigueur.
Lydie Krestovsky
L’Europe devient le champ de bataille de grandes puissances continentales tout en s’étendant à travers le monde. Prague devient la capitale du Saint Empire romain germanique par la volonté de Rodolphe II qui s’y installera en 1583 ; le Grand-duché de Toscane naît en 1569 sur les dépouilles de la République de Florence et la République de Sienne ; le duché de Parme avec son organisation absolutiste est créé sous les Farnèse qui régneront jusqu’en 1731 ; le Portugal continue son exploration de terres nouvelles avec Pedro Álvares Cabral et la découverte du Brésil ; l’Espagne étend sa puissance avec ses colonies et ses routes commerciales, important de nouvelles ressources de l’autre bout du monde.
Les cours princières rivalisent entre elles, soutiennent les artistes les plus célèbres de leur époque et collectionnent les merveilles du monde. Alessandro Allori exalte cette opulence avec ces pêcheurs de perles, prodigues de ces trésors, en nous livrant dans cette métaphore l’attrait européen pour les richesses de la nature qui seront prises telles quelles ou sublimées par l’inventivité des artistes, notamment dans les œuvres maniéristes.
Conséquence de cet attrait du luxe et des arts, cette période fut celle de nombreux mécènes tels que :
- Rodolphe II qui gardera auprès de lui de nombreux artistes et scientifiques à Vienne puis Prague dont Arcimboldo, Tycho Brahe, Le Caravage ou Johannes Kepler.
- François Ier en France qui fera de même avec Léonard de Vinci, Rosso ou Le Primatice, créant la collection des Joyaux de la Couronne et le « Collège royal » (futur «Collège de France»).
- La Première dame de la Renaissance, Isabelle d’Este de Mantoue, considérée comme le plus grand mécène de son temps, prenant commande auprès d’artistes comme Mantegna, Michel-Ange ou Raphaël, soutenant aussi compositeurs et écrivains.
Tous ces facteurs constituent les éléments primordiaux du maniérisme qui seront illustrés ci-après : les nouvelles puissances financières soutiendront les artistes et leurs ateliers ; les princes chercheront à appuyer leur statut par des spectacles somptueux et innovants ; les nouvelles routes commerciales apporteront ressources et merveilles de l’étranger ; l’inventivité folle des maniéristes sera amplifiée par le progrès technique sans être déprécié par le pouvoir ecclésiastique.
Enfin, l’œuvre de leurs prédécesseurs avec l’apogée du classicisme marquera fortement les maniéristes, particulièrement le génie de Michel-Ange qui semblera indépassable.
Du classique au maniérisme
Le mot de «classique» vient du latin «classicus» qui signifie «de la première classe», c’est-à-dire la classe de citoyens appelée la première à voter lors de comices. Par métaphore, l’auteur romain Aulu-Gelle a rapporté ce mot dans un sens esthétique : est classique un écrivain qui est l’élite de son domaine, parmi les premiers qui seront dignes d’être pris pour modèle.
Le «classicus» prend une valeur intemporelle avec une noble simplicité, tandis que le «modernus» tend au maniérisme et à la préciosité. Ce terme de maniérisme n’est par ailleurs pas à prendre de manière péjorative ou condescendante comme ses détracteurs ont voulu l’identifier. Le maniérisme vient tout simplement de l’italien «maniera», c’est-à-dire le trait caractéristique d’un artiste. Les maniéristes ont conscience d’avoir leur propre style et d’être non plus dans le «classicus» mais le «modernus» — l’imitation de la nature s’efface devant le style propre de l’artiste.
Le maniérisme se distingue notamment par la déformation des corps représentés (et donc leur aspect non naturel, non réaliste), des outrances musculaires avec la «figura serpentinata», la figure serpentine qui ondule les corps en spirale, un emploi de couleurs raffinés, un côté symbolique dans les œuvres, reprenant citations et emblèmes, une extravagance dans le processus créatif ainsi que des déformations temporelles qui s’ajoutent en brisant les unités de temps et de lieu.
Enfin, le maniérisme donne plus de place aux arts dits mineurs tels que l’orfèvrerie, la majolique (la faïence italienne), l’émail peint, l’architecture ou le théâtre.
Métamorphose et étonnement
S’inspirant moins du réalisme naturel et plus de l’artificiel, les œuvres maniéristes se sont appuyées sur de nombreuses références permettant d’exprimer le merveilleux et l’invraisemblance telles que les Métamorphoses d’Ovide.
La Daphné de l’orfèvre allemand Wenzel Jamnitzer (†1585) synthétise la rencontre du naturel et de l’art : d’après une des versions du mythe grec, la nymphe Daphné serait la fille du dieu Penée et de la naïade Créuse. Premier amour d’Apollon et poursuivie par celui-ci, elle finira par implorer son père qui la transformera en laurier — Δάφνη – daphné, en grec. Ici, la nymphe est représentée avec du corail, animal produisant un minéral utilisé en joaillerie et dont le changement de nature est une mise en abyme de cette métamorphose.
Ovide sublime les derniers instants de Daphné par sa poésie, devenant un classique de la littérature latine avec ses centaines de récits :
« Ô père, aide-moi, si vous les fleuves, avez un pouvoir divin ;
Ovide
en me transformant, détruis la beauté qui m’a faite trop séduisante. »
La prière à peine finie, une lourde torpeur saisit ses membres,
sa poitrine délicate s’entoure d’une écorce ténue,
ses cheveux deviennent feuillage, ses bras des branches,
des racines immobiles collent au sol son pied, naguère si agile,
une cime d’arbre lui sert de tête ; ne subsiste que son seul éclat.
Phébus l’aime toujours et, lorsqu’il pose la main sur son tronc,
il sent encore battre un cœur sous une nouvelle écorce ;
serrant dans ses bras les branches, comme des membres,
il couvre le bois de baisers ; mais le bois refuse les baisers.
Le merveilleux et l’étonnement ne sont pas restreint au domaine de l’art. La philosophie en fait un puissant moteur pour avancer dans la voie de la connaissance. Cet élément positif engage le choix des mots et de la création pour surprendre, éblouir, stupéfaire.
Ainsi, dans le Théétète de Platon :
L’étonnement est un sentiment philosophique ; c’est le vrai commencement de la philosophie, et il paraît que le premier qui a dit qu’Iris était fille de Thaumas, n’en a pas mal expliqué la généalogie.
Platon
Le nom du dieu Thaumas étant formé du mot grec pour dire «s’étonner» , Iris, la messagère des dieux doit savoir tout ce qui doit arriver : l’étonnement est le principe premier de la connaissance.
Aristote dans sa Métaphysique décrit également le mouvement introspectif qu’apporte l’étonnement. Ce qui étonne, ce qui nous surprend nous arrête et comme frappé de stupeur, nous faisons face à un obstacle, appelé problema en grec. Ce problème nous conduit à soit réagir pour y faire face par notre réflexion, soit à rester figé et étourdi :
Ce fut, en effet l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début ce furent les difficultés les plus apparentes qui les frappèrent, puis, s’avançant peu à peu, ils cherchèrent à résoudre des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la lune, ceux du soleil et des étoiles, enfin la genèse de l’univers.
Aristote
L’extravagance esthétique
Le thème des chutes et des envols permet d’exprimer avec plus d’extravagance les corps, comme ici avec cette fresque de Beccafumi (†1551) et sa représentation de Marcus Manlius précipité du haut de la roche Tarpéienne, sur un décor en trompe-l’œil :
Toujours dans le thème de la chute, le graveur néerlandais Hendrick Goltz (†1617) dépeint dans sa série de gravures «Les Quatre Disgraciés» l’orgueil de figures mythologiques — Tantale, Phaéton, Icare, Ixion — représentées chutant du ciel, punies après avoir voulu égaler les dieux. L’extravagance et la vigueur des muscles, le jeu de contraste dans la gravure ainsi que les différents angles de vue sont autant d’attributs propres au maniérisme.
Le motif de la figure serpentine est également emblématique : dans la peinture et surtout la sculpture, les corps sont représentés en spirale. Par exemple, Jean Bologne (†1608), aussi appelé Giambologna, innove en répondant aux contraintes de la pierre pour sa représentation de «L’Enlèvement de la Sabine». Dans un groupe de marbre réduit, trois figures prennent place : un vieillard, un homme et une femme, entrelacées les unes par rapport aux autres, comme aspirées dans un mouvement ascendant et culminant avec le cri de la Sabine et son bras tendu vers le ciel.
Son «Mercure ailé» en bronze est sans aucun doute un autre chef-d’œuvre : à la limite du déséquilibre, le messager des dieux repose d’un pas léger sur le souffle d’un zéphyr. Le caducée qu’il porte à la main gauche leste l’ensemble pour assurer sa stabilité tandis que ses multiples contorsions nous invitent à le regarder sous différents angles.
La technique du contrapposto utilisée par Jean Bologne dans son «Mercure ailé» est un procédé utilisé en sculpture pour faire reposer le poids du corps sur une seule jambe et donc de libérer l’autre jambe pour ajouter du dynamisme à l’ensemble et sembler moins rigide. Invention traditionnellement attribuée au sculpteur grec Polyclète (Ve siècle av. J.C.), le contrapposto est similaire à la figure serpentine dans le déséquilibre qu’il induit. La Grèce antique, par le génie de ses sculpteurs, inspirera ces techniques aux artistes du XVIe siècle comme avec ce groupe de Laocoon et ses fils, datée de 40 av. J.-C.
Dans cette autre figure serpentine de Jean Bologne — la «Vénus pudique» — le spectateur-complice est (paradoxalement) invité à l’observer sous tous les angles, ce qui n’échappe pas à la lubricité des satyres émergeant du rebord de la coupe de marbre.
La multiplication des scènes dans une même peinture ainsi que la rupture du cadre temporel sont aussi reprises dans le maniérisme. Cette citation du mode narratif du Moyen Âge se retrouve dans ce tableau de Pontormo (†1557) dépeignant un passage de la Genèse avec Joseph en Égypte :
Quatre scènes composent cet ensemble, éloignées dans le temps et l’espace. Ci-dessous une grille de lecture avec un court passage de la Genèse relatif à chaque scène mise en avant :
Genèse 47-7 : «Joseph fit aussi venir son père Jacob pour le présenter au pharaon. Jacob bénit le pharaon.»
Genèse 47-18 : «L’année suivante, ils revinrent le trouver et lui dirent : Mon seigneur n’est pas sans savoir que nous n’avons plus d’argent»
Genèse 48-1 : «Peu après cela, on vint prévenir Joseph que son père était malade. Il prit avec lui ses deux fils Manassé et Ephraïm.»
Genèse 49-1 : «Jacob convoqua ses fils et leur dit : Réunissez-vous et je vous révélerai ce qui vous arrivera dans les temps à venir.»
Bien que le maniérisme soit avant tout centré sur des artistes italiens, d’autres centres fleurissent en France et dans la région des Pays-Bas (englobant la Belgique, les Pays-Bas actuels, le Luxembourg et le Nord de la France).
L’art des français Toussaint Dubreuil (†1602) et François Clouet (†1572) s’inspire du maniérisme comme avec ce tableau de Clouet, «Dame au bain», qui comporte également plusieurs scènes avec :
- Une baigneuse au premier plan dans sa baignoire en bois.
- Un enfant fixant des yeux et tendant la main vers une coupe de fruits, représentation typique des natures mortes.
- Puis, une nourrice donnant le sein à un nourrisson.
- Enfin en arrière-plan, une servante tenant une cruche d’eau, certainement pour le bain, le tout dans un cadre tapissé.
Les symboles, emblèmes, citations et références sont couramment employés par les artistes qui s’adressent à un public cultivé. Toutefois, la complexité des symboles et le manque d’information de première main que nous pouvons avoir rendent difficile l’interprétation de certains tableaux.
Dans cette allégorie de Bronzino — le «Triomphe de Vénus» — la déesse de l’Amour, sensuelle, prend la pose, la pomme d’or du Jugement de Pâris dans la main gauche, la main droite subtilisant une flèche de Cupidon, le corps dans une posture serpentine.
Sur le point de l’embrasser et lui caressant le sein, Cupidon, son carquois sur le dos, est tout aussi contorsionné et tente de dérober la couronne de sa mère. Les deux putti (des anges symbolisant l’amour, souvent dépeints comme des enfants nus et joufflus) à droite de Venus ne sont pas en reste : le jeune garçon, dont le pied droit est transpercé par des épines de roses, est sur le point de faire pleuvoir une pluie de roses tandis que la jeune fille offre un rayon de miel. L’interprétation de ces deux putti est incertaine mais pourraient figurer le Plaisir ou la Folie (la douleur des épines de roses ne l’affectant pas) pour le premier et la Déception pour le second.
Enfin, le vieil homme serait Chronos, le Temps, avec un sablier juste au-dessus de lui, retenant ou étendant un drapé bleu également aux prises d’une femme à la figure presque manquante, les yeux vides et dans l’ombre, allégorie probable de l’Oubli. Juste en dessous d’elle, dans un mouvement de convulsion et s’arrachant les cheveux, l’allégorie de la Jalousie.
Sans indication précise, l’identification de chaque allégorie est incertaine et laisse au spectateur une marge d’appréciation pour différentes théories. Le message qui nous est adressé pourrait par exemple être celui de la Beauté restreignant la Passion tandis que le Temps protège de l’Oubli. Pareillement, nous pourrions voir les conséquences (Jalousie et Oubli) d’un amour impudique entre la Beauté et la Passion (Venus et son fils Cupidon), exacerbé par la Plaisir et la Déception.
D’autres scènes sensuelles ou moralement ambiguës sont aussi reprises comme l’histoire de Suzanne et les Vieillards, tirée du Livre de Daniel dans l’Ancien Testament : Suzanne, observée dans son bain, refuse les avances de deux vieillards qui l’accusent ensuite d’adultère par vengeance jusqu’à ce que le prophète Daniel intervienne et rétablisse son innocence.
Elle dit aux jeunes filles : « Apportez-moi de l’huile parfumée et des onguents, et fermez les portes du jardin, afin que je me baigne. »
Elles firent ce que Suzanne avait commandé et, ayant fermé la porte du jardin, elles sortirent par une porte de derrière, pour apporter ce qui leur avait été demandé ; elles ne savaient pas que les vieillards étaient cachés dans le jardin. Dès que les jeunes filles furent sorties, les deux vieillards se levèrent, coururent à Suzanne et lui dirent : « Vois, les portes du jardin sont fermées, personne ne nous aperçoit, et nous brûlons d’amour pour toi ; consens donc à notre désir et sois à nous. Si non, nous nous porterons témoins contre toi, et nous dirons qu’un jeune homme était avec toi, et que c’est pour cela que tu as renvoyé les jeunes filles. »
Suzanne soupira et dit : « De tous côtés l’angoisse m’environne. Si je fais cela, c’est la mort pour moi, et si je ne le fais pas, je n’échapperai pas de vos mains. Mais il vaut mieux pour moi tomber entre vos mains sans avoir fait le mal que de pécher en présence du Seigneur. »
Livre de Daniel
Cet épisode de l’innocence bafouée est retranscris ici par Alessandro Allori (†1607), plongeant le spectateur dans une ambiguïté morale : la beauté de Suzanne est d’autant plus radieuse grâce au travail de la lumière que les faits qui se déroulent sous nos yeux sont abjects.
Les deux vieillards, abordant un air de suffisance et de domination, sont sûrs de leur impunité et de leur force. L’un d’eux maintient par le poignet Suzanne, qui le confronte du regard, exposant de fait son corps au spectateur en se retournant. Le second vieillard se trouve littéralement déjà sur son corps, forçant une main entre ses jambes et la retenant par l’autre main. La vulnérabilité de Suzanne, dénudée et sans défense, est mis en emphase par la violence à la fois physique (corps musculeux des vieillards, enlacement, maintien du poignet) et psychologique (l’accusation d’adultère si elle refuse leurs avances).
De même qu’une sculpture classique est traditionnellement faite pour être regardée d’un seul point de vue, de face, tandis qu’une sculpture maniériste se laisse regarder de tous les angles, de même la représentation religieuse de la Cène est normalement dépeinte avec une symétrie par rapport à Jésus-Christ, tandis que Le Tintoret nous surprend avec une asymétrie totale, jouant avec les plans, les angles et la lumière.
Pour comparaison, la version de la Cène par Léonard de Vinci à gauche et celle du Tintoret a droite :
Le Tintoret prend à contre-pied cette représentation classique avec la mise en avant de personnages secondaires (personnes portant des plats) tandis que les apôtres et Jésus sont placés en arrière sur une large diagonale, la lumière venant du fond et de la figure du Christ, tandis que des anges flottent au dessus d’eux.
La poursuite de la virtuosité et du merveilleux amène les artistes à s’affranchir des normes esthétiques de leur époque, notamment dans la représentation du corps humain. La Renaissance consacrait l’excellence d’un artiste par sa parfaite connaissance du corps humain, de son aspect, son rendu, ses proportions, ses mouvements. Le maniérisme se dégage de cet esprit en s’autorisant une élongation du corps humain comme avec cette madone au long cou de Parmigianino (†1540), où l’on remarque que non seulement le coup est plus allongé mais que le reste du corps est aussi plus élancé comme le ventre et les jambes, les mains sont plus fines, les postures semblent irrationnelles.
L’attribut du cou pour la vierge se rapproche communément de la colonne dans l’iconographie religieuse depuis le Moyen Âge, et l’on peut voir par exemple dans le Cantique des cantiques l’idéal de beauté comparant le cou à une tour :
Sicut turris David collum tuum,
Quae aedificata est cum propugnaculis
Collum tuum sicut turris eburnea
Oculi tui sicut piscinae in Hesebon.
Ton cou est comme la tour de David,
Bâtie pour des trophées d’armes.
Ton cou est comme une tour d’ivoire
Tes yeux sont comme les bassins de Hesbon.
Autre exemple de disproportion avec cette Ève de Jean Cousin l’Ancien (†1560) dans une posture que l’on retrouve dans la peinture italienne et dont le corps est ici élancé avec des jambes exagérément longues par rapport à son buste.
L’art décoratif et la curiosité
Les artistes de cette époque sont appelés à décorer palais, châteaux, riches demeures ou églises, semant leurs œuvres dans les intérieurs, le mobilier ou les jardins. Le projet du château de Fontainebleau lancé par François Ier permettra d’inviter de nombreux artistes italiens pour sa décoration. Au palais Sacchetti à Rome, ce sera Francesco Salviati (†1563) qui travaillera sur les fresques et composera un décor époustouflant pour la salle d’audience :
Les peintures sont mises en scène dans ce décor en trompe-l’œil et les réduire à leur simple dimension ne serait pas les apprécier pleinement. Elles sont non pas isolées mais inscrites dans un ensemble subtil : colonnes feintes, drapés peints, pilastres et caryatides se rajoutant faussement jusqu’à la mise en abîme de certaines fresques, encadrées dans des bannières en trompe-l’œil, soutenues par des barres et des nœuds sur des colonnes également en trompe-l’œil.
Fontainebleau n’est pas en reste avec l’architecte Serlio et le Primatice : d’un style rustique, la grotte des Pins surprend avec ces atlantes en pierre semblant se confondre et fusionner avec la colonne qu’ils soutiennent :
L’inventivité des artistes permettait des choix des formes osées et nouvelles comme pour le colosse de l’Apennin de Jean Bologne, une sculpture monumentale semblant émerger de terre avec des stalactites dans la barbe et les cheveux :
L’ensemble original comprenait une fausse montagne d’où semblait surgir le colosse, lui-même contenant un système hydraulique pour déverser de l’eau sur son corps et le bassin sous ses pieds :
L’art pour l’art se dévoile aussi dans des objets richement décorés tels que ce plumier en argent de Wenzel Jamnitzer et destiné à l’empereur. Après avoir moulés insectes et coquillages, ces derniers sont disposés sur cet écritoire pour un rendu exubérant, un rappel des formes infinis de la nature auxquelles l’art peut rivaliser et se renouveler dans une inventivité sans limite.
Toutes ces merveilles fascinaient les puissants dont la convoitise et l’attrait aboutirent à la création de collections particulières dans des cabinets de curiosités. Ces cabinets (des pièces entières ou des meubles) servaient à recueillir et condenser l’ensemble du savoir connu avec entre autres : minéraux, ambre, fossiles, médaillons, pièces de monnaie, plantes et animaux exotiques, pharmacopée, peintures ou d’autres objets insolites comme des automates, des modèles réduits, des miroirs déformants, etc.
Philipp Hainhofer (†1647) fut le maître d’œuvre pour réaliser avec les artisans d’Augsbourg le cabinet de Gustave-Adolphe de Suède, véritable somme encyclopédique contenue dans les niches, tiroirs et planches de ce meuble monumental.
La recherche de curiosités pour ces cabinets ne fut pas seulement un prétexte pour collectionner sans réflexion, mais aussi l’occasion de faire primer les expériences et le travail de terrain, loin de la pure lecture et l’interprétation de textes pour tenter de comprendre la nature du monde qui nous entoure. C’est ainsi que l’explorateur français André Thévet après son voyage en Amérique du Sud publie en 1557 dans Les singularités de la France antarctique ses observations des peuples et des pays avec leur faune et flore exotiques. L’artiste et savant Bernard Palissy (†1590) réunira quand à lui dans son cabinet de curiosités des preuves au sujet des fossiles qui selon ses observations et sa théorie étaient le reste d’animaux morts.
Cette volonté de condenser la somme des connaissances peut également se retrouver dans la structure même du meuble comme avec cette armoire du menuisier, sculpteur et architecte franc-comtois Hugues Sambin (†1601) : les deux figures logées dans les niches sont empruntées à des modèles de Rosso Fiorentino, l’entablement (la partie en haut des colonnades) aux édifices romains de Michel-Ange tandis que les vantaux sont richement décorés.
Le maniérisme n’est donc pas restreint à un seul art en particulier et son empreinte est bien plus large avec les arts décoratifs ainsi que la littérature, le théâtre ou la musique.
Anagrammes, acronymes, épigrammes et oxymores se déploient dans la poésie et la prose pourpre. Celle-ci correspond à une exubérance dans le style, une ornementation d’adjectifs et de métaphores saturant par pointe le texte d’un auteur dans une fantaisie littéraire. La prose pourpre est nommée ainsi en référence à l’Art poétique d’Horace, évoquant ces taches de pourpres qui parsèment une oeuvre et l’étincellent :
Inceptis grauibus plerumque et magna professis
purpureus , late qui splendeat, unus et alter
adsuitur pannus
À des commencements pompeux, et qui promettent de grandes choses, sont cousus un ou deux lambeaux de pourpre qui resplendissent de loin
D’autres fantaisies en dehors de la littérature sont encore déployées avec les anamorphoses d’Erhard Schön (†1542). Sujets tabous, érotiques, moqueurs ou politiques, sont habilement dissimulés des regards indiscrets et devant donc être vus avec une perspective précise.
Une autre anamorphose avec quatre dirigeants européens dont Erhard Schön semble plutôt critique : Charles V, Ferdinand d’Autriche, le Pape Paul III, et François Ier.
Sources : - Lydie Krestovsky - La laideur dans l'art à travers les âges - Patricia Falguières - Le maniérisme, une avant-garde au XVIe siècle - Aristote - Métaphysique, I, 1 - Platon - Théétète, 155 d - Ovide - Métamorphoses, Livre I, vers 545-556 - Genèse 47-50, histoire de Joseph et Jacob - Livre de Daniel, chapitre 13 - Le Cantique des cantiques, chant 4 verset 4 et chant 7 verset 4 - Illustration Armoire attribuée à Hugues Sambin - Illustration Eva Prima Pandora - Jean Cousin dit le Père - Illustration Bronzino - Triomphe de Vénus - Illustration de Bernard Palissy - André Thevet - Les Singularités de la France antarctique, chapitre XL