Le mythe aztèque des Cinq Soleils

Création et cataclysmes

Au commencement était Tonacatecuhtli — «Seigneur de nos nourritures» — dieu de la fertilité et représentation d’Ometecuhtli sur la Terre. Ce dieu primordial pris pour femme Tonacacihuatl — «Dame de notre chair» — la déesse de la nourriture et représentation d’Omecihuatl.

La cosmogonie aztèque commence ainsi avec ces deux aspects : Ometecuhtli, une essence masculine, et Omecihuatl, une essence féminine. Rien d’autre ne semble être connu auparavant, ces deux dieux n’étant eux-mêmes que le double aspect d’une entité suprême, Ometeotl, s’étant vraisemblablement divisé pour engendrer ces premiers dieux.

Ometecuhtli et Omecihuatl

Le couple cosmique résida ainsi dans le treizième ciel appelé l’Omeyocan, le lieu le plus élevé où les âmes humaines sont créées pour être envoyées sur Terre, et engendra quatre autres dieux créateurs, les quatre Tezcatlipoca :

  • Xipe-Totec : le Tezcatlipoca rouge, divinité de la renaissance, des saisons, de la végétation et des pluies nocturnes, associé à l’Est.
  • Tezcatlipoca : le Tezcatlipoca noir, dieu de la providence, associé au Nord.
  • Quetzalcoatl : le Tezcatlipoca blanc, dieu du vent, de l’artisanat et du savoir, associé à l’Ouest.
  • Huitzilopochtli : le Tezcatlipoca bleu, dieu de la guerre et du soleil, associé au Sud.
Xiuhtecuhtli, le dieu du feu à la peau rouge, se trouve au centre d’un schéma avec les quatre directions cosmiques, chacune composée d´un arbre, un oiseau et deux divinités.
Extrait du Codex Fejervary-Mayer

Toutefois, les Aztèques tenaient pour certain que notre monde avait été précédé de quatre autres univers, les Quatre Soleils. Les divinités s’engagèrent dans une lutte cosmique du pouvoir qui aboutit à la création et la destruction de ces quatre ères successives. Ces mondes imparfaits furent suivis par la création d’un cinquième Soleil — notre monde actuel.

La Pierre du Soleil

Réalisée en toute fin du XVe siècle en 1479 et retrouvée en 1790 lors de la rénovation de la cathédrale métropolitaine de Mexico, cette sculpture en pierre monumentale n’est pas à proprement parler un calendrier mais plutôt une représentation de la cosmogonie aztèque, décrivant les traits principaux de la cinquième ère de l’univers.

Peu après la conquête espagnole, l’archevêque de Mexico (entre 1551 et 1572) décida d’enterrer cette Pierre du Soleil afin que « le souvenir des sacrifices réalisés ici soit perdu». Bien que connue à l’époque de sa découverte initiale, ce n’est donc que deux siècles plus tard que ce monolithe fut retrouvé pour être maintenant conservé au musée national d’anthropologie de Mexico.

Le Président du Mexique, Porfirio Díaz, devant la Pierre du Soleil en 1910

Sa redécouverte fut non seulement l’occasion de documenter les références à la cosmogonie méso-américaine mais aussi d’apprécier l’esthétique propre aux aztèques avec ses représentations macabres et brutes qui marquèrent les esprits :

Le moine Torquemada attribue les horreurs de l’art mexicain au démon qui obsédait l’esprit des Indiens. « Les figures de leurs dieux, dit-il, étaient semblables à celles de leurs amis pour le péché dans lequel ils vivaient sans fin. »

Si épouvantables que soient les symboles ils ne manquent jamais de beauté terrifiante — les éléments cosmiques y étant joints à des motifs mythologiques. La légende sert de canevas sur lequel l’artiste brode tout ce que lui suggère sa fantaisie et son imagination créatrice.

Ainsi le calendrier aztèque, dont le moulage se trouve à l’entrée du Musée d’Ethnographie du Trocadéro est particulièrement intéressant à cet égard. Un soleil énorme contient une tête humaine, hideuse et révoltante, qui tire la langue. Elle est entourée de quatre soleils et encerclée par des serpents emplumés dont les gueules happent gloutonnement les têtes d’hommes-serpents.

Cette allégorie mythique fait penser par sa beauté fantastique l’oeuvre lithographique d’Odilon Redon. Elle rappelle les disques de soleil sur les dos immenses d’araignées, dont les têtes évoquent les masques les plus terrifiants du T’ao-t’ie chinois. Saisi par cette vision de terreur le spectateur ne peut plus l’oublier, tant sa laideur magnifique se grave dans la mémoire.

Lydie Krestovsky
Masque taotie de bronze, dynastie Zhou
Odilon Redon – Le soleil noir

Iconographie

Les représentations de cette pierre permettent d’illustrer cette légende des Cinq Soleils notamment avec le second cercle qui y est consacrée, parmi la série de huit cercles concentriques.

Pierre du Soleil

Premier cercle

Au centre du disque se trouve une figure avec un visage émacié, la langue en forme de couteau sacrificiel et avec deux paires de griffes à gauche et à droite, destinées à piéger les cœurs humains. Suivant les représentations typiques des dieux ainsi que la fonction de la Pierre du Soleil, son identité serait :

  • Soit (très certainement) le dieu solaire Tonatiuh, demandant des sacrifices humains afin de l’aider dans sa tâche.
  • Soit (peu probablement) Tlaltecuhtli, dévorant les cadavres afin de régénérer une vie nouvelle en son sein, souvent représentée avec la bouche ouverte, des crocs et des griffes.
  • Soit une figure combinant les attributs de ces deux dieux.

Le rôle de cette figure est néanmoins clair de par sa représentation et sa place centrale : il s’agit de préserver l’équilibre de ce monde en recueillant le sang et le cœur de victimes, sacrifiées pour fournir au Soleil, à la Terre et aux dieux son énergie.

Tonatiuh, dieu du soleil
Tlaltecuhtli, la dévoreuse de vie

Second cercle

Plusieurs figures sont ensuite encadrées dans le second cercle représentant les quatre dieux symboliques des mondes précédents :

Nom du mondeDieu symboliqueFigureDétruit par
naui-ocelotl
«quatre-jaguar»
Tezcatlipoca
dieu des ténèbres
Des jaguars
naui-eecatl
«quatre-vent»
Quetzalcoatl
dieu du vent
Le vent
naui-quiauitl
«quatre-pluie»
Tlaloc
dieu de la pluie et de la foudre
Le feu
naui-atl
«quatre-eau»
Chalchiuhtlicue
déesse de l’eau
L’eau

Le premier monde finit par une lutte fratricide entre Quetzalcoatl et Tezcatlipoca, choisi pour devenir le soleil. Tezcatlipoca fut battu et l’humanité plongea dans l’obscurité avant que le dieu des ténèbres envoie ses jaguars dévorer les hommes — le jaguar étant l’animal symbole des forces telluriques, du ciel nocturne tacheté d’étoiles comme le pelage du félin.

Le second Soleil fut celui de Quetzalcoatl qui transforma la nouvelle race d’hommes impies en singes et finir par faire souffler sur ce monde une tempête.

Tlaloc — divinité de la pluie et de la foudre — après le vol de sa femme Xochiquetzal — déesse de la beauté, de l’amour et des fleurs — fit pleuvoir sur le troisième monde une pluie de feu jusqu’à le réduire en cendres.

Enfin, le quatrième Soleil, placé sous le signe de Chalchiuhtlicue — déesse de l’eau — périt sous un déluge de sang qui dura 52 ans et noya l’humanité.

Troisième cercle

Le troisième cercle de la Pierre du Soleil représente les 20 glyphes des jours du mois aztèque, chacun ayant un signe spécifique que l’on retrouve abondamment dans les codex calendaires divinatoires. Deux cycles existaient en parallèle dans le calendrier aztèque, qui était par ailleurs partagé par d’autres cultures méso-américaines, avec :

  • Un premier calendrier solaire de 365 jours, avec 18 mois de 20 jours et cinq jours additionnels (sans nom), utilisé pour l’agriculture et le suivi du cycle des saisons.
  • Un calendrier rituel de 260 avec une combinaison de nombres, de 1 à 13, suivi d’un des signes des 20 jours.

Les glyphes de ces 20 jours sont retrouvent donc sur ce cercle avec :

Cipatli
Crocodile
Ehecatl
Vent
Calli
Maison
Cuetzpalin
Lézard
Coatl
Serpent
Miquiztli
Mort
Mazatl
Chevreuil
Totchli
Lapin
Atl
Eau
Itzcuintli
Chien
Ozomahtli
Singe
Malinalli
Herbe
Acatl
Roseau
Ocelotl
Jaguar
Cuauthli
Aigle
Cozcuauhtli
Vautour
Ollin
Mouvement
Tecpatl
Silex
Quiyahuitl
Pluie
Xochitl
Fleur

Le Cinquième Soleil

L’ensemble des glyphes des deux premiers cercles servent à designer notre monde actuel ainsi que les mondes qui nous ont précédés. Les calamités qui détruisirent les quatre Soleils précédents laissèrent un vide dans l’ordre cosmique. Apres le déluge du quatrième monde, Quetzalcoatl, sous la forme du dieu à tête de chien Xolotl, alla dérober aux enfers les ossements desséchés des morts et offrit son propre sang pour leur redonner vie.

Notre monde actuel, appelé naui-ollin «quatre-mouvement», est destiné à s’effondrer dans d’immenses séismes. Le glyphe nahuatl pour «ollin», le «mouvement», est d’ailleurs de la même forme que la composition principale qui résume la cosmogonie aztèque :

Figure centrale de la Pierre du Soleil
Glyphe pour «ollin» tiré du Codex Borbonicus

De cette notion fondamentale du sacrifice humain pour garantir chaque jour le retour du soleil et le cycle des saisons découle la notion de «Guerres fleuries» propre à l’âme aztèque. Leur mission consistait dès lors à capturer des prisonniers et reproduire le sacrifice fait par les dieux pour créer le cinquième Soleil, tout en vivant dans l’angoisse perpétuelle de la mort et la fin de ce cycle, où le Feu Nouveau ne s’allumerait plus et où l’humanité serait à nouveau anéantie.

Sources :
- Mythologies du monde entier
- Lydie Krestovsky - La laideur dans l'art à travers les âges
- Jacques Soustelle - Les Aztèques, chapitre V, L’univers et la guerre sacrée
- Henry Phillips Jr. - History of the Mexicans as Told by Their Paintings